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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/289

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une grande place et une grosse sinécure, et la charge qu’il vise n’est pas encore vacante. Il désirerait seulement un établissement pour chacun de ses fils et la pairie pour sa femme. Une misère ! Comment refuser un titre à une dame qui en a envie ? Si le vice-roi accepte, c’est marché conclu. Il refuse : ce sera la guerre. Ces messieurs n’écouteront plus que leur patriotisme ; ils n’auront plus qu’une pensée, faire échec aux oppresseurs de l’Irlande.

Dans l’enfance du libéralisme, c’était l’usage d’anathématiser les gouvernemens corrupteurs. Aujourd’hui, on garde un peu de mépris pour les gouvernés qui veulent à toute force être corrompus. En Irlande, l’effronterie allait si loin qu’on réclamait les faveurs du gouvernement le pistolet à la main. Il y avait, dans le parlement, en 1774, un gentilhomme nommé Beauchamp Bagenal. Ce curieux personnage était l’expression la plus excentrique d’un type alors très commun parmi la gentry irlandaise. Il avait voyagé sur le continent dans un appareil quasi royal ; il avait séduit une princesse, s’était battu en duel avec un prince. A quelque temps de là, on le trouve grisant le doge de Venise, puis pénétrant dans un couvent, l’épée haute, pour enlever une nonne. S’étant mis en tête d’obtenir un congé pour un de ses cousins, un officier qui servait alors en Amérique, il écrit sur ce sujet au colonel Blaquière, secrétaire du vice-roi. Blaquière répond avec beaucoup de politesse que ces sortes d’affaires sont en dehors de sa compétence et de son pouvoir, le vice-roi n’ayant pas qualité pour accorder des congés aux officiers de l’armée d’Amérique. Furieux, Beauchamp Bagenal riposte par un cartel ; Blaquière l’accepte. Le lendemain, on se rencontre dans Phœnix-Park. L’arme choisie est le pistolet. En raison des sérieux motifs du duel, Bagenal demande que les combattans soient placés plus près que de coutume : le colonel y consent. Il est favorisé par le sort et tire en l’air. Bagenal vise longuement et presse la détente ; le pistolet rate. Il l’arme une seconde, puis une troisième fois : nouveaux ratés. « Votre pierre ne vaut rien, dit le colonel, toujours en position ; il faut la gratter. — Vous avez raison, répond Bagenal. » Il tire une clé de sa poche et gratte. Le pistolet rate encore : « Je vous en prie, monsieur, dit le colonel, changez votre pierre ! » La pierre est changée. Cette fois, le coup part ; la balle effleure la tempe de Blaquière et perce son chapeau. Maintenant, c’est son tour. Comme il s’apprête à tirer en l’air : « Visez, monsieur, de grâce ! dit Bugenal. — Monsieur, répond Blaquière, comme je ne sais pas du tout pourquoi je me bats, je n’ai aucune envie de vous tuer. — N’importe, monsieur, faites-moi, je vous prie, l’honneur de me viser. » Blaquière s’obstine à tirer en l’air, et Bagenal est sur le point de lui chercher une seconde querelle à ce sujet. Mais les seconds s’interposent et déclarent l’honneur satisfait.