Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/580

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du Maroc a toujours été d’être supérieurs à ceux de Constantinople, qui, ne descendant point de Mahomet et n’étant point Arabes, ne sauraient, en bonne théologie, avoir droit au pontificat suprême de l’islam ; et, bien que cette prétention soit contredite par les faits, elle est théoriquement très juste et très soutenable. Les Turcs sont des usurpateurs ; ils ont arraché par la force aux Arabes le gouvernement de l’islamisme : faut-il toutefois admettre que, dans la religion comme dans la politique, la force prime le droit? Les Marocains, pour leur compte, pensent le contraire; ils proscrivent de leurs prières le nom du sultan de Constantinople pour y placer le nom du leur, et regardent ce dernier comme le chef, comme l’arbitre, comme le pontife suprême des croyans. C’est à la suite de la célèbre bataille de Zalâca, où il affermit la puissance arabe en Orient, que l’émir Youssef ben Tachefyn se donna le titre d’émir el moumenin, que tous les sultans du Maroc ont porté après lui, en dépit des défaites qui diminuaient peu à peu leurs domaines et restreignaient leur domination. « Youssef ben Tachefyn, dit l’auteur du Roudh-el-Kartas, est le premier des souverains du Maghreb qui prit le titre de Prince des croyans, par lequel, depuis lors, il commença ses lettres, dont les premières furent lues en chaire dans les villes de l’Adaoua et de l’Andalousie, pour annoncer la nouvelle de la victoire de Zalâca et tout ce que Dieu lui avait accordé de butin et de conquêtes. A partir de cette époque, il fit battre une nouvelle monnaie, sur laquelle étaient gravés ces mots : Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est l’envoyé de Dieu, et au-dessous : Youssef ben Tachefyn, émir des musulmans, et en exergue : Celui qui veut une religion autre que l’islam, Dieu ne le recevra pas, et au dernier jour il sera parmi les perdans. Sur le revers de la pièce était gravé : L’émir Abd Allah el Abessy, prince des croyans, et en exergue la date et le lieu de la fabrication[1]. » Le sultan au Maroc est donc, non-seulement le souverain du pays, mais pour ainsi dire le pape de tous les musulmans. Encore convient-il de remarquer que le pape, dans la hiérarchie catholique, n’est que le premier des prêtres, le pouvoir sacerdotal étant divisé entre les membres innombrables du clergé. Dans l’islamisme, il n’y a pas de prêtres, ou plutôt il n’y en a qu’un qui est le calife : en lui se réunit, se résume, se condense toute la puissance, toute l’autorité religieuse. Le sultan du Maroc est donc, aux yeux des fidèles, un être unique, une sorte de reflet vivant de la divinité. Sans doute le sultan de Constantinople lui dispute cette situation privilégiée ; mais peu importe! Est-ce que le caractère même de la papauté

  1. Roudh-el-Kartas, traduit par A. Baumier, page 193.