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était affaibli, aux yeux des fidèles, à l’époque où il y avait deux papes à la fois ? De ces deux papes un seul était le vrai, et je répète qu’en bonne théologie, des deux califes, le seul légitime est celui du Maroc.

Il faut tenir compte de toutes ces circonstances pour comprendre les motifs qui décident les souverains du Maroc à recevoir avec autant de hauteur qu’il leur est permis d’en déployer les ambassadeurs des puissances européennes. Trouvions-nous étrange que les papes soumissent à un cérémonial particulier jusqu’aux princes et aux rois qu’ils admettaient en leur présence? Pourquoi ne pas excuser chez les musulmans ce qui a paru chez nous tout naturel? Les sultans du Maroc se sont d’ailleurs toujours montrés accommodans envers les Européens qu’ils ont accueillis auprès d’eux, leur morgue musulmane étant tempérée par le sentiment de l’hospitalité. C’est ainsi qu’après avoir gagné la bataille d’Alarcos, digne pendant de celle de Zalâca, l’émir El Nasser ben el Mansour, apprenant que Sanche de Navarre s’était décidé à venir implorer directement sa clémence, fit appeler un de ses caïds, nommé Abou el Djyouch, et lui tint le discours suivant : « Abou el Djyouch, lorsque cet infidèle arrivera, il faudra bien que je le reçoive convenablement ; mais s’il vient à moi et que je me lève pour aller au-devant de lui, j’agirai contrairement au sonna, qui défend de se lever pour un infidèle en Dieu très haut. D’un autre côté, si je ne me dérange pas et que tout le monde fasse comme moi, ce sera manquer aux égards de politesse qui lui sont dus, car il est grand roi d’entre les rois chrétiens, il est mon hôte, et il est venu me rendre visite. Je t’ordonne donc de te porter au milieu de la tente, et lorsque l’infidèle entrera par une porte, j’entrerai, moi, par l’autre porte. Tu te lèveras aussitôt et tu me prendras la main pour me faire asseoir à ta droite ; tu offriras également l’autre main à l’infidèle et tu le feras asseoir à ta gauche, et tu te placeras toi-même entre nous deux pour nous servir d’interprète. » Le caïd Abou el Djyouch exécuta littéralement les ordres de son maître ;. et, lorsque l’émir et Sanche de Navarre furent assis, il dit à celui-ci : « Voici le prince des musulmans, » et ils échangèrent leurs salutations[1]. On voit, qu’il est avec le ciel et avec les califes des accommodemens. Si les puissances étrangères refusent un jour de laisser leurs ambassadeurs se soumettre au cérémonial actuel de la présentation au sultan, l’exemple de l’émir El Nasser pourra servir de précédent pour trouver un moyen de respecter le sonna, qui défend de se lever pour un infidèle en Dieu très haut.

  1. Roudh-el-Kartas, traduction Baumier, pages 334-335.