ses leçons publiques étaient goûtées des officiers de la garde. Les apprentis historiens s’instruisaient davantage dans ses privatissima ; c’était là qu’il s’appliquait à former des élèves, qu’il les conseillait, les encourageait, les redressait avec une hauteur de jugement toujours accompagnée de bienveillance et de bonne grâce. Riche d’expérience et prodigue de son bien, il leur montrait comment il faut s’y prendre pour peser et contrôler les témoignages, pour balancer les preuves et les autorités, pour unir à l’agrément la savante précision des recherches. Il les engageait à demeurer dans le doute quand la vérité se dérobait, à être circonspects dans leurs conjectures, à se défier des thèses spécieuses. Il s’efforçait de les initier à sa méthode sévère, qu’il a su rendre élégante. Ont-ils tous profité de ses leçons? L’orthopédie et ses appareils, les lits ondulés, les ceintures à tuteurs, les corsets, les genouillères corrigent quelquefois les difformités du corps ; mais on n’a pas découvert le moyen de redresser les esprits faux.
Si Ranke n’a pas tait école, il a fait ses livres, et ses livres suffisent à sa gloire. En racontant l’histoire politique de l’Europe au XVIe et au XVIIe siècle, il s’est étudié surtout à mettre en lumière les relations réciproques des peuples germaniques et des nations néo-latines à l’époque de la renaissance et de la réforme. Il aimait à découvrir la raison secrète des événemens, le mobile caché des actions humaines; il employait sa rare finesse à débrouiller le mystère des intérêts, des affaires et des passions. « Les fines gens, a dit Montaigne, remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent, et pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne peuvent garder d’altérer un peu l’histoire, ils ne nous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu. » Montaigne ne se fiait qu’aux témoins « très fidèles ou si simples qu’ils n’aient pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, » et il leur demandait surtout « de ne rien épouser. » Ranke s’est trompé plus d’une fois, tout le monde se trompe ; mais il ne masquait pas les choses et il n’a jamais rien épousé. Sa probité critique, la prudence et la discrétion de son esprit servaient de correctif à sa finesse. Il se défiait des paradoxes. Il avait pour principe qu’un historien risque fort de s’abuser et de se méprendre lorsque dans ses jugemens sur les hommes et sur les événemens il s’écarte trop de l’opinion moyenne des contemporains; qu’il doit se borner à suppléer de son mieux à ce qu’ils n’ont pu ou n’ont pas voulu dire. Aussi avait-il peu de goût pour les écrivains à thèses, pour ceux qui mettent leur gloire à étonner leurs lecteurs, pour ceux qui accouchent de quelque hérésie dure à digérer, de quelque proposition téméraire, exorbitante, et composent cinq ou six gros volumes pour la démontrer: il leur semble qu’il n’y a pas dans le monde assez de soleil pour éclairer leur monstre.