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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/702

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Ranke excellait particulièrement dans l’art du portrait. Il a donné le mouvement et la vie à son Wallenstein, à la fois attirant et terrible. Son Histoire des papes, qui passe à juste titre pour son chef-d’œuvre, est une galerie de figures, les unes esquissées à grands traits et dans le grand goût, les autres travaillées avec une merveilleuse délicatesse de touche. Il avait le génie des demi-teintes, il s’entendait à distribuer dans une peinture les clairs et les ombres. Esprit très orné, nourri de ce qu’a produit de plus exquis la littérature de tous les peuples, la politique ne lui a jamais fait oublier la poésie et les lettres. Ses jugemens sur les écrivains valent ses portraits de souverains et d’hommes d’état. Personne n’a si bien apprécié Machiavel; personne n’a mieux défini Montaigne; personne n’a rendu un plus bel hommage au génie grotesquement sublime de Rabelais ni mieux caractérisé sa satire épique, ou son épopée satirique, monument qui n’a pas son semblable dans l’histoire littéraire.

Voltaire prétendait que c’est une espèce de charlatanerie de peindre autrement que par les faits les hommes publics avec lesquels on n’a pu avoir de liaison. « Recherche qui voudra, disait-il, ces portraits de la figure, de l’esprit, du cœur de ceux qui ont joué les premiers rôles sur le théâtre du monde. Je me soucie fort peu que Colbert ait eu les sourcils épais et joints, la physionomie rude et basse, l’abord glaçant, qu’il ait joint de petites vanités au soin de faire de grandes choses. J’ai porté la vue sur ce qu’il a fait de mémorable, non sur la manière dont il mettait son rabat et sur l’air bourgeois que le roi disait qu’il avait conservé à la cour. » Ce même Voltaire en voulait à La Beaumelle d’avoir révélé à l’univers « que Mlle de la Vallière avait des yeux bleus, point atteints du désir de plaire, que Mlle de Montespan avait le nez de France le mieux tiré, l’entour du cou environné de mille petits amours, » que Mlle de Fontange était une grande fille bien faite, que Mme de Montespan lui découvrait la gorge devant le roi, en disant : « Voyez, sire, que cela est beau ! Admirez donc. »

Voltaire avait raison d’en vouloir aux amuseurs et aux commères qui voudraient réduire l’histoire aux historiettes, aux bavardages et au bibelot. Mais, quoique Ranke eût beaucoup de considération pour l’auteur de l’Essai sur les mœurs, quoiqu’il le regardât comme le vrai créateur de l’histoire moderne, il ne se croyait pas tenu de mépriser autant que lui le détail. Il pensait que les petites choses ont leur prix pourvu qu’on les subordonne aux grandes. Il ne craint pas de nous apprendre que la reine Christine de Suède avait une épaule plus haute que l’autre, mais c’est pour ajouter qu’elle ne fit jamais rien pour corriger ce défaut, tant elle se souciait peu de l’effet qu’elle produisait et des médisans qui glosaient sur sa personne et sur ses actions. « Elle avait l’air, dit Mlle de Montpensier, d’un joli garçon, qui jurait Dieu, jetait ses jambes d’un côté et de l’autre, les posait sur les bras de sa chaise. » Et vraiment.