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Oui, en vérité, c’est ainsi : la nouveauté étonnante et imprévue de ces derniers temps, de cette session qui finit, c’est la popularité, ou, si l’on veut, la notoriété soudaine, bizarre, assourdissante d’un ministre qui a trouvé le moyen de faire parler de lui, d’éclipser, d’humilier ses collègues de son importance improvisée. En quelques jours ou en quelques mois, M. le général Boulanger, ministre de la guerre, est devenu un de ces personnages un peu énigmatiques qu’on connaissait à peine la veille, dont on parle le lendemain à tout propos sans trop savoir ce qu’ils sont réellement, ce qu’ils représentent ou ce qu’ils promettent. Comment M. le ministre de la guerre a-t-il conquis cette renommée singulière? s’est-il signalé par quelque forte et généreuse initiative, par des « services exceptionnels, » comme on dit dans les décrets de décorations, par un de ces actes qui illustrent ou recommandent un homme? Il y a des proportions à tout. Avec l’esprit qui ne paraît pas lui manquer et l’expérience qu’il a pu acquérir dans une carrière rapidement parcourue, M. le ministre de la guerre aurait pu sans doute, à défaut d’actions éclatantes, se dévouer utilement, silencieusement aux intérêts militaires, à la réorganisation patiente, méthodique de notre armée. C’était une tâche bien modeste ou un chemin bien long pour une ambition impatiente. M. le général Boulanger a mieux compris son temps et son monde. Il s’est dit qu’avant tout il fallait attirer l’attention, faire du bruit, que la politique seule conduisait à tout, et il est parti! Il a commencé par avoir ses tournées, ses visites en province, ses voyages officiels, distribuant les salutations sur son chemin, haranguant sans façon, à la place de ses collègues, les députations, les facteurs de la poste, les instituteurs et même le clergé. Il n’est pas embarrassé ! Il semble ne point ignorer que, pour arriver à une grande fortune publique, il faut montrer des aptitudes variées et ne rien négliger; il ne néglige rien, il est prêt à tout pour la popularité. Il sait comment on gagne les partis en flattant leurs passions, en se faisant le complice de leurs violences, et il n’oublie pas de paraître en grand uniforme, avec de pompeux états-majors, à la tête des vaillans soldats du Tonkin, qu’accompagnent les acclamations publiques. C’est un habile homme qui a l’art de se faire des succès d’orateur, de chef populaire et d’écuyer. Avec cela il a réussi peut-être à offusquer ses collègues ; il est arrivé aussi à se créer cette notoriété bruyante, retentissante, assez banale, qui le suit partout où il paraît et qui ne laisse pas d’être une difficulté ou une obsession pour le gouvernement; car, enfin, il ne faut pas s’y tromper, M. le président du conseil et peut-être M. le président Grévy lui-même auraient quelque peine aujourd’hui à se débarrasser d’un homme qui n’a qu’à sortir d’un cercle militaire pour rencontrer les ovations de la multitude.