Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/713

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’on ne s’arrête pas trop du reste à ce qu’il y a de personnel dans cette popularité soudaine d’un ministre porté au pouvoir par le hasard des circonstances. Ce ne serait rien s’il n’y avait en jeu que la fortune d’un homme plus ou moins habile, plus ou moins heureux dans ses ambitions. Ce qu’il y a de bien autrement caractéristique dans ce phénomène de popularité improvisée, c’est qu’en dehors de l’homme, qui n’est rien, il répond visiblement à un phénomène moral, c’est qu’il est, à n’en pas douter, l’expression sensible d’un certain état de l’opinion mécontente du présent, inquiète du lendemain. Il révèle surtout les singuliers progrès qu’on a faits depuis quelque temps. Autrefois, il n’y a pas plus de dix années encore, on n’en était pas là; on n’avait pas même l’idée que les questions qui émeuvent le pays pussent être tranchées par un coup d’autorité sommaire dans un sens ou dans l’autre. C’était presque un dogme pour tous les partis de tenir l’armée en dehors de la politique, de la laisser à sa patriotique et généreuse mission de gardienne de l’honneur national et de la paix civile. Un maréchal de France a pu être président de la république, il a pu exercer le pouvoir dans les circonstances les plus difficiles sans être soupçonné de préméditer la dictature, de songer à trancher le nœud redoutable par l’épée, — et de fait il s’est arrêté. Aujourd’hui, après dix années d’une politique qui a tout ébranlé, tout usé et tout épuisé, une partie de l’opinion se tourne vers un ministre de la guerre parce qu’il est le chef de l’armée, parce qu’il est censé représenter la force, parce qu’on croit qu’à un moment donné il pourrait décider des événemens. On parle tout haut des choses les plus extravagantes sans se révolter. Il n’y a que quelques jours on se plaisait à raconter que, dans un conseil, M. le ministre de la guerre aurait dit d’un ton dégagé à ses collègues que, s’il voulait les envoyer à Mazas, rien ne pourrait l’en empêcher. Ce n’était peut-être pas vrai ou ce n’était qu’une boutade qu’on lui a attribuée. Vrai ou non, le mot a couru partout et on n’en a pas voulu à celui qui l’aurait dit. C’était, à ce qu’il paraît, tout naturel ! La popularité va aux entreprenans.

Voilà l’étrange progrès des mœurs libérales ! Mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ce sont des républicains qui font au chef de l’armée ce rôle aussi bizarre que périlleux. Ce ne sont pas tous les républicains, nous en convenons : il en est d’ombrageux, de timorés à qui la plume blanche de M. le ministre de la guerre courant sur les champs de revues, ou paraissant au balcon du cercle militaire, ne dit rien de bon, qui exhortent charitablement l’impétueux général à cesser ses représentations, à rentrer dans le rang. Ce sont surtout les radicaux qui se font les serviteurs de la renommée nouvelle, qui parlent de « l’enthousiasme indescriptible » avec loque! M. le général Boulanger est accueilli, des « cent mille personnes accourues pour l’acclamer