Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/856

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au fond, la doctrine est la même. En principe et en droit, tout devrait être commun. La nécessité publique a fait établir la propriété. Mais les pauvres ont un droit naturel sur la propriété des riches : « O riches du siècle ! si nous voulions monter à l’origine des choses, nous trouverions peut-être que les pauvres n’ont pas moins de droits que vous aux biens que vous possédez ! La nature, ou, pour parler plus chrétiennement, Dieu, a donné, dès le commencement, un droit égal à tous ses enfans sur les choses. Aucun de vous ne peut se vanter d’être plus avantagé que les autres par la nature ; mais l’insatiable désir d’amasser n’a pas permis que cette belle fraternité pût durer. Il a fallu venir au partage et à la propriété, qui a produit toutes les querelles et tous les procès. De là est né ce mot de tien et de mien, cette parole si froide, dit saint Chrysostome… C’est en quelque sorte frustrer les pauvres de leur bien que de leur dénier celui qui nous est superflu. » Il reconnaissait donc que les plaintes des pauvres n’étaient pas sans justice, et il s’étendait sur les maux de l’inégalité comme le ferait un socialiste de nos jours : « S’ils murmurent contre la Providence, c’est avec quelque ombre de justice ; car, étant tous pétris d’une même masse et ne pouvant pas y avoir une grande différence entre de la boue et de la boue,.. pourrait-on justifier la Providence… si, par un autre moyen, elle n’avait pourvu aux besoins des pauvres et donné des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulens ? »

Cependant Bossuet semble reculer devant l’excès de sa théorie ; il en craint les conséquences. Il craint d’ébranler la propriété en soutenant le droit des pauvres. Aussi essaie-t-il de mettre à couvert le droit légal, le droit officiel ; mais en reconnaissant le droit des riches devant les hommes, il maintient le droit naturel des pauvres devant Dieu : « Je ne veux pas dire que vous ne soyez que les dispensateurs de vos richesses. Vous êtes les maîtres et propriétaires de la portion qui vous est échue… Mais gardez-vous de croire que les pauvres aient tout à fait perdu ce droit naturel qu’ils ont de prendre dans les masses communes ce qui leur est nécessaire. »

Après avoir rappelé aux riches la fragilité de leurs droits, Bossuet nous montre ailleurs la pauvreté réelle que cache souvent cette opulence apparente. Il entre dans l’intérieur des grandes maisons et décrit avec une vérité frappante le vide et la ruine qu’elles cachent sous les dehors les plus luxueux : «Entrez donc dans les familles de la plus haute condition, pénétrez au dedans de ces palais magnifiques ; le dehors brille, mais le dedans n’est que misère ; partout un état violent ; des dépenses que la folie universelle a rendues comme nécessaires ; des revenus qui ne viennent point ; des dettes qui s’accumulent et qu’on ne peut payer, une foule de