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et préparent son évolution. La nature ne connaît pas d’autre loi qu’une germination éternelle. La mort, après tout, qu’est-ce autre chose, dans l’ensemble de l’univers, qu’un degré moindre de la température vitale, un refroidissement plus ou moins passager? Elle ne peut être assez puissante pour flétrir à jamais le rajeunissement perpétuel de la vie, pour empêcher la propagation et la floraison à l’infini de la pensée et du désir.


II.

— Oui, je survivrai dans le tout et je survivrai dans mes œuvres ; mais cette immortalité scientifique de l’action et de la vie est-elle suffisante pour le sentiment religieux? Comme individu, qu’est-ce que la science, qu’est-ce que la philosophie de l’évolution peuvent me promettre ou du moins me laisser espérer? De l’immortalité en quelque sorte extérieure et impersonnelle pouvons-nous passer à l’immortalité intérieure et individuelle?

Assurément, ce n’est point à la science proprement dite que l’individualité peut demander des preuves de sa durée. La génération, aux yeux du savant, est comme une première négation de l’immortalité individuelle; l’instinct social, qui ouvre notre cœur à des milliers d’autres êtres et le partage à l’infini, en est une seconde négation ; l’instinct scientifique lui-même et l’instinct métaphysique, qui fait que nous nous intéressons au monde entier, à ses lois et à ses destinées, diminue encore, pour ainsi dire, notre raison d’être comme individus bornés. Notre pensée brise le moi où elle est enfermée, notre poitrine est trop étroite pour notre cœur. Oh! comme on apprend rapidement, dans le travail de la pensée ou de l’art, à se compter pour peu soi-même ! Cette défiance de soi ne diminue en rien l’enthousiasme ni l’ardeur; elle y mêle seulement une sorte de virile tristesse, quelque chose de ce qu’éprouve le soldat qui se dit : « Je suis une simple unité dans la bataille, moins que cela, un cent-millième ; si je disparaissais, le résultat de la lutte ne serait sans doute pas changé; pourtant je resterai et je lutterai. »

Toute individualité, au point de vue scientifique, est une sorte de patrie provisoire pour nous. Toute patrie, d’autre part, est une sorte de grand individu ayant sa conscience propre faite d’idées et de sentimens qu’on ne retrouve pas ailleurs. Aussi peut-on aimer sa patrie d’un amour plus grand et plus puissant qu’on n’aime tel ou tel individu. Cet amour ne nous empêche pas de comprendre