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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/192

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comme étant le corps qui lui appartient. Cette manière de concevoir le problème de la corrélation entre le physique et le mental pousse inévitablement à supposer que l’être intellectuel est la réalité des choses, et que la propriété la plus essentielle de l’être est le développement, l’évolution. La conscience humaine est, pour nous, le sommet de cette évolution : elle constitue le point nodal dans le cours de la nature, où le monde se rappelle à soi-même. Ce n’est pas comme être simple, mais comme le produit évolué d’innombrables élémens, que l’âme humaine est, selon l’expression de Leibniz, un miroir du monde, »

À ce point de vue moderne qui, comme on le voit, est un développement du point de vue d’Aristote[1], la question de l’immortalité revient à savoir jusqu’où peut s’étendre la continuité des fonctions mentales de « l’être intellectuel » ou spirituel, qui est « l’unité interne d’une multiplicité complexe se saisissant elle-même. »

Remarquons d’abord que, dans l’ordre même des choses matérielles, nous avons des exemples de composés indissolubles. Les prétendus atomes simples sont des composés de ce genre. L’atome d’hydrogène est probablement déjà un tout d’une complexité extrême, un monde formé de mondes en gravitation. L’idée même d’un atome vraiment indivisible est philosophiquement enfantine. W. Thomson et Helmholtz ont montré que nos atomes sont des tourbillons, et ils ont réalisé expérimentalement des tourbillons analogues formés de fumée (par exemple, la fumée de chlorhydrate d’ammoniaque). Chaque « anneau-tourbillon » est toujours composé des mêmes particules ; on ne peut en séparer une seule des autres : il a ainsi une individualité fixe. Qu’on essaie de couper les anneaux-tourbillons, ils fuiront devant la lame ou s’infléchiront autour d’elle, sans se laisser entamer : ils sont insécables. Ils peuvent se contracter, se dilater, se pénétrer en partie l’un l’autre, se déformer, mais jamais se dissoudre. Et de là certains savans ont conclu : «Nous avons donc une preuve matérielle de l’existence des atomes. » Oui, à condition d’entendre par atome quelque chose d’aussi peu simple, d’aussi peu primordial, d’aussi énorme relativement qu’une nébuleuse. Les atomes sont « insécables » comme une nébuleuse est insécable pour un couteau, et l’atome d’hydrogène a à peu près la même « simplicité » que notre système solaire.

Maintenant, n’y a-t-il d’indissoluble dans le monde que les prétendus atomes, ces « individus » physiques, et ne peut-on supposer dans le domaine mental des individus plus dignes de ce nom, qui en leur complexité même trouveraient des raisons de durée ?

  1. Voir M. Ravaisson, la Métaphysique d’Aristote, tome II, et Rapport sur la Philosophie en France.