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à aucun prix en laisser soupçonner l’existence. La plupart d’ailleurs ne la soupçonnent pas eux-mêmes. Ils ont hérité de manuscrits sur lesquels ils n’ont pas jeté les yeux, et qu’ils ont profondément oubliés. Il faudrait pouvoir pénétrer intimement chez eux pour découvrir ces trésors ; or, leurs maisons ne s’ouvrent jamais complètement aux chrétiens. De plus, le fanatisme musulman s’est exercé dans les bibliothèques des mosquées avec une sauvage brutalité. Tout ce qui n’était pas livre de théologie a été déchiré, lacéré, brûlé sans pitié. Les réactions terribles que le Maroc a traversées, après les époques où il s’était laissé pénétrer par la civilisation, ont eu là un contre-coup désastreux. Des marabouts ignares, venus du Soudan, se sont appliqués de leur mieux à détruire tout ce qui risquait de raviver une science qu’ils regardaient comme fatale à la religion et, par suite, à eux-mêmes. Ils ont si bien réussi qu’à l’heure actuelle il ne reste probablement plus rien des treize charges de manuscrits déposés en 684 (1285 ap. J.-C.) dans les mosquées de Fès par l’émir Youssef, qui les avait arrachées au roi de Séville, Sancho, fils d’Alphonse X. Les prétendus savans marocains ne possèdent même pas les ouvrages d’Edrisi et d’lbn-Kaldoun. Beaucoup nous ont affirmé ne les avoir jamais vus et par suite n’avoir jamais pu les lire. Ils nous demandaient comme la plus grande faveur que nous pussions leur faire de tâcher de les leur procurer. Tel est le degré de décadence, d’abaissement ou plutôt de nullité intellectuelle où ils sont tombés!

Si parfaitement ignorante qu’elle soit, Fès n’en a pas moins conservé un grand prestige dans tout le monde musulman. Elle le doit surtout à la présence de nombreux chérifs et de nombreux chefs de congrégations pieuses qui font d’elle un grand centre religieux, sinon intellectuel. Les étudians y arrivent donc en foule de tous les points de l’Afrique pour s’y former aux études théologiques, réputées, — et pour cause, — les seules dignes d’occuper un vrai croyant. La ville en est remplie, ce qui lui donne encore plus l’aspect d’une ville du moyen âge. Si ces étudians ont peu gardé de la science du passé, ils en ont, au contraire, soigneusement conservé les usages. Ils vivent encore comme on vivait il y a plusieurs siècles. Nous en avons eu une preuve curieuse dans les récits que tout le monde nous a faits de la fête des tolba, qui venait à peine de s’achever au moment où nous arrivions à Fès. Elle se célèbre tous les ans avec le même cérémonial, les mêmes plaisanteries, la même comédie étrange et burlesque. Son but est, d’ailleurs, des plus louables. La plupart des tolba qui se rendent de l’étranger à Fès, afin de s’y imprégner des bonnes doctrines du Coran et du Sonna, sont dépourvus de ressources et pourvus de bon appétit. Il faut pour les nourrir faire appel à la charité publique, et la corporation emploie