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adolescens qui chantèrent, en dansant autour du trophée, l’hymne de la victoire, et il prolongea sa vie jusqu’en 406, ce qui lui donne bien près de quatre-vingt-dix années d’existence, un peu moins qu’il n’a composé de tragédies. Il a donc vu toute la grandeur d’Athènes et le commencement de son déclin, mais il n’eut pas la douleur d’entendre le nom fatal d’Ægos Potamos.

Dans le concours pour les grandes Dionysies de l’année 468, Eschyle et Sophocle se disputèrent le prix. Au moment où l’archonte éponyme, chargé d’instituer les juges, allait tirer leurs noms au sort, un par tribu, Cimon et les neuf généraux ses collègues, au retour d’une expédition heureuse, entrèrent au théâtre de Bacchus pour faire au dieu les libations accoutumées. L’archonte les arrêta près de l’autel et leur fit prêter le serment des juges ; ils donnèrent le second prix au vieux lutteur, le premier à son jeune rival. C’était pour Sophocle, alors âgé de vingt-sept ans, une victoire doublement mémorable, puisqu’il triomphait d’un poète, peut-être plus grand que lui, par le suffrage d’un glorieux général.

A la fin de leur vie, Eschyle et Euripide se retirèrent en pays étrangers, à la cour de deux rois. Sophocle ne quitta jamais Athènes, qu’il glorifia, dans son Triptolème, comme le foyer de la civilisation hellénique, et dans l’Œdipe , comme l’asile où de grands infortunés venaient chercher un repos inviolable. Il y remplit même des charges importantes : en 440, il fut, avec Périclès, au nombre des stratèges envoyés contre les Samiens révoltés. On peut s’étonner qu’Athènes associe un poète à son grand homme d’état pour une opération militaire ; mais la poésie et la guerre vont ensemble, et des paroles enflammées valent d’habiles combinaisons tactiques. Lacédémone avait pris autrefois Tyrtée comme général et Sophocle venait de soulever l’admiration des Athéniens par sa tragédie d’Antigone, où il avait peint ce qu’il y a de plus beau dans l’âme humaine : l’esprit de sacrifice poussé jusqu’à l’immolation volontaire pour obéir à la loi morale. En nommant Sophocle stratège, les Athéniens ont certainement pensé qu’ils donnaient à leurs soldats un chef capable de surexciter le courage ; quant à la stratégie, Périclès était là, et Sophocle n’était pas homme à lui disputer le commandement. Yon, le poète de Chios, qui le vit durant cette expédition, prétend qu’il plaisantait lui-même sur son rôle militaire ; Plutarque raconte à peu près la même chose à propos d’une seconde stratégie avec Nicias, en 415, sans que ces anecdotes, provoquées par le contraste entre la lyre triomphante du poète et l’épée modeste du général, soient plus authentiques que tant d’autres où s’est complu l’esprit des Grecs. Son élection, 413, comme un des dix grec que leur charge mettait au-dessus de l’assemblée générale, prouverait, du moins, si elle est certaine, la confiance