Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 77.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’obstine jusqu’à la mort dans son dévoûment filial et fraternel, et qui marche fièrement à un supplice terrible, tout en pleurant sa jeunesse perdue et les joies inconnues de la vie. Au tyran qui lui demande un acte impie elle oppose la coutume des aïeux et la loi de nature qui lui fait un devoir de s’y refuser. Ce n’est point une révolte contre la cité : c’est l’accomplissement d’un devoir impérieux imposé par la religion domestique. Son frère est mort ; que, du moins, il ne perde pas encore l’autre vie, celle du tombeau.


CREON. — Connaissais-tu ma défense ?
ANTIGONE. — Je la connaissais. Mais une telle loi, ce n’est ni Zeus, ni la Justice qui l’ont promulguée. Les décrets d’un homme ne peuvent prévaloir contre les lois non écrites, œuvre immuable des dieux. Celles-là ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier. Elles existent de tous les temps… Si j’avais laissé sans sépulture le corps de mon frère, voilà ce qui m’eût rendue malheureuse ; le reste m’est indifférent.


Elle veut emporter dans la mort, où sera sa récompense, le mérite de son sacrifice : « J’ai plus longtemps à plaire aux dieux d’en bas qu’aux hommes qui vivent sur cette terre ; quand je reposerai chez eux, ce sera pour toujours. » Et elle jette à Créon cette dernière et adorable parole : « Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr. »

Sophocle est de la famille de Phidias et de Virgile, de Raphaël et de Racine, les génies de la beauté pure, et ce siècle est bien le premier printemps de l’humanité.


III

Sophocle, rejeton d’une grande race, honoré de ses concitoyens et mort plein de jours et de gloire, fut un homme heureux, étant de ceux qui, par le talent et la modération dans la vie, commandent à la fortune. Euripide, né, au dire d’Aristophane, d’un cabaretier et d’une marchande d’herbes (480), eut l’existence difficile et l’esprit ombrageux du parvenu qui ne réussit pas au gré de ses désirs : dans sa maison, des querelles, des répudiations, et jamais, sur sa figure attristée, un sourire ; au théâtre, de rares applaudissemens, quelquefois des révoltes, et, sur plus de quatre-vingt-dix pièces présentées, seulement quatre victoires ; pour adversaire, Aristophane ; pour fin, une mort atroce sous la dent des chiens ; et, dernière iniquité du sort ou de la médisance, près de son tombeau, en Macédoine, coulait une source empoisonnée. Cependant Euripide est un grand poète, et le plus populaire aujourd’hui des tragiques grecs.