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bien que, dans son vif désir d’obtenir des obsèques décentes, elle eût un peu exagéré. Mais, enfin, tenons pour vrai ce qu’elle avance : Molière s’était assuré d’un confesseur en titre, l’abbé Bernard, prêtre habitué de Saint-Germain-l’Auxerrois[1], il pratiquait, il faisait ses pâques. Agir autrement eût été une grosse imprudence au XVIIe siècle pour un homme très en vue, obligé de compter sur les puissances. Comme Gassendi, comme plusieurs autres du même caractère, il tenait à finir convenablement. Mais n’allons pas plus loin : les prêtres de Saint-Eustache manquèrent à leur premier devoir en ne se rendant pas à son appel ; le curé de la paroisse et l’archevêque firent preuve d’une mauvaise volonté où l’inintelligence avait autant de part que l’observation des lois de l’église, mais, franchement, ni les uns ni les autres n’avaient tout à fait tort en refusant de voir en lui un chrétien.

Cherchant le bonheur en ce monde, l’épicurien demande à la vie tout ce qu’elle peut donner. Ce rat le cas de Molière ; il essaya d’arranger la sienne de façon à en tirer la plus grande somme possible de bien-être et de plaisir. D’abord, il aimait la bonne chère : je n’en veux d’autre preuve que les renseignemens fournis par d’Assoucy sur son existence en province avec les Béjart : les « sept ou huit plats, » les « friands muscats, » célébrés par le maître gourmand, cette chère plantureuse et délicate qui dure « six bons mois » ne pouvaient être une exception. Qu’on lise, au quatrième acte du Bourgeois gentilhomme, le menu décrit par Dorante ; il y a là une science, une précision de termes, une complaisance qui dénotent le « bon gourmet, » comme on disait alors. Un renseignement donné par de Visé montre qu’il aimait à recevoir et qu’il recevait bien : s’il acceptait volontiers à dîner chez les gens du bel air pour les observer à loisir, « il rendait tous les repas qu’il recevait. » Traiter des grands seigneurs lui eût été impossible sans un train de maison luxueux ; il avait donc mis la sienne sur un grand pied, grâce aux profits de son théâtre. Grimarest lui attribue un revenu moyen de 30,000 livres, chiffre énorme pour le temps et qu’il faut multiplier par 5 pour évaluer ce qu’il représenterait de nos jours. Il n’est, cependant, pas trop élevé, si l’on considère qu’il touchait quatre parts à son théâtre, parfois même jusqu’à cinq ; or, dans les bonnes années, une part dans la troupe du Palais-Royal allait de

  1. Nous avons peu de renseignemens sur cet abbé Bernard, et c’est regrettable, car le personnage devait être intéressant. Il était, semble-t-il, l’ami des comédiens du Palais-Royal, quelque chose comme l’aumônier de la troupe ; homme précieux, car ils ne trouvaient pas facilement des confesseurs dans le clergé séculier : une lettre de Louis Riccoboni, le Lélio de la comédie italienne, publiée par M. G. Monval dans le Moliériste d’avril 1Ï85, constate qu’en 1746 ils étaient encore obligés de s’adresser aux moines.