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que Louis XIV restait là pendant qu’on faisait son lit, on ne voit pas comment cet office pouvait mettre Molière en rapport direct avec la personne royale. Si le poète tint à porter le titre de tapissier valet de chambre, c’est uniquement pour les avantages moraux, très considérables d’ailleurs, qu’il en retirait.

Ce titre n’en est pas moins la cause indirecte d’une légende fameuse, celle de l’en-cas de nuit, dont on use et abuse encore, bien qu’à deux reprises Despois en ait montré l’invraisemblance. Elle fut racontée pour la première fois en 1823, cent cinquante ans après la mort de Molière, par un auteur des plus sujets à caution, Mme Campan[1], qui disait la tenir de son beau-père, lequel l’aurait apprise lui-même de « M. Lalosse, médecin ordinaire de Louis XIV. » l’État de la France porte, en effet, le nom d’un « sieur de La Fosse, » non pas « médecin ordinaire, » mais simple « chirurgien servant par quartier : » on n’ignore pas que le propre des faiseurs d’histoires est de s’assurer par à peu près un garant, qui n’est généralement pas en mesure de les démentir. D’après M. Lafosse ou de La Fosse donc, les valets de chambre du roi, blessés de voir Molière s’asseoir à leur table, l’y recevaient assez mal, et le roi, instruit du fait, aurait un beau matin, à son lever, tenu ce langage au poète : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim ; moi-même je m’éveille avec un très bon appétit : mettez-vous à cette table et qu’on me serve mon en-cas de nuit. » Puis, faisant introduire les entrées familières, c’est-à-dire les plus hauts personnages de la cour, il aurait ajouté, en servant une aile de poulet à son convive : « Vous me voyez occupé de faire manger Molière, que mes valets de chambre ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. » Outre que cette bourgeoise familiarité de langage ne sent guère son Louis XIV, il y a, dans le caractère de la scène, une affectation théâtrale, un goût de cabotinage, qui dénoncent l’arrangement. Quant au fait en lui-même. Despois observe avec raison que c’eût été là une infraction inouïe à l’étiquette et qu’elle eût frappé les contemporains; or, ils n’en soufflent mot, alors qu’ils s’étendent complaisamment sur les moindres bontés du roi. D’autre part, Saint-Simon dit en termes exprès : « Ailleurs qu’à l’armée, le roi n’a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que c’ait été, non pas même avec aucuns princes du sang, qui n’y ont mangé qu’à leurs festins de noces, quand le roi les a voulu faire. » A ces

  1. Voyez, sur la confiance que mérite d’ordinaire Mme Campan, le récent travail de M. J. Flammermont, dans le Bulletin de la Faculté des lettres de Poitiers, n° de février et mars 1886.