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argumens, on peut en ajouter un autre, tiré des fonctions même de Molière et qui tranche la question par une impossibilité. L’Etat de la France nous apprend que les valets de chambre proprement dits, c’est-à-dire ceux qui assistaient le roi à son lever et à son coucher, avaient seuls « bouche à la cour, » c’est-à-dire le droit de s’asseoir à une table servie pour eux dans le palais; quant aux valets de chambre tapissiers, ils recevaient leur nourriture en alimens non accommodés ou en argent. Molière n’eut donc pas à manger avec les orgueilleux convives dont par le Mme Campan, et l’anecdote perd ainsi son point de départ.

Avant la réfutation de Despois, cette anecdote n’avait pas donné matière à moins de trois tableaux, signés de noms illustres ou connus : Ingres, Gérôme et Vetter. Ils sont très instructifs par la manière dont ils traduisent, sur les rapports du poète et du roi, une opinion qu’ils ont eux-mêmes contribué à répandre après s’en être inspirés. Popularisés par l’exposition publique, la gravure et la photographie, ils pourraient porter comme devise le mot de La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté. » Tous trois nous offrent un Louis XIV posant pour l’histoire et faisant à ses courtisans humiliés une conférence que Molière écoute avec résignation chez l’un, avec stupéfaction chez l’autre, avec majesté chez le troisième ; ici, le poète s’assied timidement sur le bord de sa chaise, là il affecte le sérieux de l’homme qu’on décore, ailleurs il représente le génie, comme pourrait faire un comédien dans un à-propos. Chacun d’eux s’efforce d’accentuer par quelque détail facile à saisir le caractère de la scène. L’un, trompé par le titre de valet de chambre dont il savait Molière revêtu, lui a mis sur le dos la casaque rayée de Ruy-Blas ; de plus, il a représenté à gauche de sa composition, bien détaché et en pleine lumière, un évêque de haute taille et fort laid, dont le poing crispé marque la fureur. L’autre, venu plus tard, désireux de faire preuve d’invention, mais tenant à cet évêque, le place à l’extrême droite avec une attitude plus significative encore : l’air contrit, à demi caché, comme pour fuir la vue du scandale, il semble implorer la pitié de Dieu pour l’aveuglement du roi. Si les moins versés dans la biographie de Molière ne comprennent pas de la sorte que l’auteur de Tartufe était médiocrement apprécié par les gens d’église, ce ne sera vraiment pas la faute de nos peintres. On oublie, dans ces allusions trop faciles, que ni Péréfixe, ni Roquette, — ni même l’auteur des Maximes sur la comédie, — n’avaient à la cour ces attitudes de fanatiques ou de pieds-plats; et que, s’ils avaient du dépit, ils avaient le bon goût de ne pas le donner en spectacle.

Admettons, toutefois, que Mme Campan se soit contentée de broder