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Fâcheux, on pouvait se méprendre sur sa vraie valeur; après l’École des femmes, c’était déjà plus difficile; après Tartufe et Don Juan, le Misanthrope et l’Avare, il est impossible que Louis XIV, sans séparer ce qui était inséparable, le comédien et l’auteur, n’ait pas ressenti pour ce dernier quelque chose du respect qu’inspire le génie, de la sympathie qui va droit à un grand esprit et à un grand cœur se montrant à travers des créations dramatiques. De là, chez le roi, un ensemble de sentimens où se mêlaient la chaleur d’âme qu’excite l’admiration, l’épanouissement qui suit le rire, la reconnaissance envers celui qui nous procure ces deux plaisirs; enfin, le désir de se l’attacher et de lui rendre facile l’exercice de son art, en lui accordant toute la liberté possible dans une cour et sous un pouvoir absolu.

Le goût particulier de Louis XIV pour un genre de divertissement où Molière le servit à souhait vint bientôt se joindre à ces diverses causes de faveur et de protection. Ce divertissement était le ballet, qui, très en faveur depuis Henri IV, tenait à la cour, avec les carrousels, la place des tournois et des joutes, et permettait au jeune roi de faire briller son grand air et son élégance, son adresse et sa vigueur. Entre 1651 et 1660, un poète de troisième ordre, mais doué de la souplesse et de l’agrément nécessaires pour marier la poésie à la musique et à la danse, Benserade, fut le grand compositeur des ballets royaux. Il porta le genre à sa perfection, et l’on a pu dire de lui qu’il y fut vraiment ce que furent Molière dans la comédie, Corneille dans la tragédie, La Fontaine dans la fable : un inventeur et un maître[1]. Mais il n’est invention qui ne s’épuise à la longue, surtout dans un domaine aussi restreint. En 1661, surgissait pour Benserade la redoutable rivalité de Molière, qui, voyant où se portaient les préférences royales, s’exerçait au divertissement à la mode en mêlant des intermèdes de ballet aux Fâcheux, et, en 1664, éclipsant Benserade par un double coup de maître, faisait sortir du ballet un genre nouveau, la comédie-ballet, où il mêlait ce que le roi aimait le plus à ce qu’il était sûr de faire lui-même excellemment. Louis XIV goûta beaucoup l’innovation, et les comédies-ballets, composées par Molière avec la collaboration musicale de Lulli, se succédèrent rapidement. En 1665, Molière donne l’Amour médecin; en 1666, il impose sa collaboration à Benserade et fait entrer dans le Ballet des Muses, réglé par celui-ci, Mélicerte et la Pastorale comique; en 1669, il fait seul Monsieur de Pourceaugnac ; en 1670, les Amans magnifiques et le Bourgeois

  1. Victor Fournel, Histoire du ballet de cour, dans les Contemporains de Molière, t. II, 1886.