Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/814

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

différentes tribus quarante-huit villes, qui seraient réservées aux lévites, et que Josué exécuta cet ordre. Voilà sûrement une rêverie sacerdotale de premier ordre, une des recettes les plus singulières qu’on ait imaginées pour sortir d’un embarras social intolérable. Loin d’être les déshérités, les lévites, en supposant un tel arrangement, eussent été les plus riches des israélites. C’est là un expédient de la dernière heure, ou plutôt une solution sur le papier qui ne fut jamais exécutée. Si une institution de ce genre avait existé avant la captivité, comment est-il possible que le Deutéronome n’en ait rien su ? Les villes qui, au ch. XXI de Josué, sont données pour lévitiques figurent dans l’histoire d’Israël, à la façon de villes comme d’autres ; plusieurs n’étaient pas même conquises du temps de Josué. Après le retour des captifs, nous voyons bien les lévites parqués dans les villages voisins de Jérusalem, mais jamais avec la régularité et le caractère légal que supposent les interpolations lévitiques du livre des Nombres et de Josué. Il est évident que cette bizarre conception n’a en qu’un objectif, résoudre dans le sens indiqué par Ézéchiel ce problème lévitique, qui, depuis Josias, était la préoccupation constante des organisateurs religieux de Juda. Les impossibilités géométriques du passage, Nombr., XXXV, 4-5, rappellent bien celles qui sont familières à Ézéchiel.

L’année jubilaire, qui n’apparaît que vers ce temps, est la plus hardie des utopies qu’engendra en ses derniers jours l’esprit hautement socialiste de l’école prophétique. Le plus ancien code d’Israël connaissait l’année sabbatique, c’est-à-dire le repos de chaque septième année. Ce n’était là qu’un vœu théorique, qui, bien que renouvelé par le Deutéronome, ne fut jamais pratiqué. Les utopistes du Ve siècle allèrent plus loin. Ils voulurent que, chaque cinquantième année, le monde retournât en quelque sorte périodiquement à ses origines, que les esclaves redevinssent libres, que les terres fissent retour à leur ancien propriétaire. Combinée avec la prescription de l’année sabbatique, cette loi faisait une constitution économique absolument impraticable. Non-seulement jamais nation n’a vécu sous un pareil régime ; mais il est permis de dire que jamais homme sensé n’a pris la plume pour écrire de pareilles choses en croyant qu’elles doivent être appliquées. Tout cela ne fut pas écrit dans une charte en train de se faire. Ces conceptions bizarres du tabernacle portatif, des villes lévitiques, de l’année jubilaire, aussi éloignées que possible de toute pensée d’application, sont des sœurs évidentes de la Jérusalem chimérique et de la topographie sacrée d’Ézéchiel. Ce ne sont pas là les desiderata d’une époque de restauration telle que fut celle de Zorobabel et de Josué, fils de Josadaq. Ce sont les fruits d’une époque où les utopistes israélites, dont le