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ou leurs calculs; surtout lorsque flétries par l’âge et rebutées par la débauche même la moins difficile, elles sont obligées de descendre à des abaissemens et à des mendicités sans nom. Si telle qui s’engage dans cette voie pouvait apercevoir dans une vision fatidique l’aspect qu’elle aura dans vingt ans, elle reculerait avec épouvante. Beaucoup se prennent en horreur elles-mêmes, et la vie leur devient à charge. « Je ne pense guère à détruire le gouvernement, écrivait l’une d’elles arrêtée sous l’inculpation de cris séditieux. J’ai bien assez de me détruire moi-même. » Une des expressions qui m’a le plus souvent frappé sur leurs figures alors qu’on les surprend à l’improviste et qu’elles n’ont point de raison pour feindre une animation intéressée est une sorte d’abrutissement douloureux. Mais cette expression de leurs traits affaissés n’est pas seulement le stigmate d’une vie dont il est plus facile d’imaginer que de peindre les rudesses. Peut-être trahit-elle aussi chez quelques-unes ce sentiment douloureux de la dégradation intérieure, le plus amer que le cœur humain puisse connaître. Il est, en effet, une question qu’il est impossible de ne pas se poser. L’obscurité morale est-elle complète dans ces âmes? Toute lumière s’est-elle éteinte, ou bien « un lumignon qui fume encore » leur laisse-t-il, dans la nuit où elles vivent, distinguer par intervalle le bien du mal? On pourrait être disposé à en douter. Cependant, si chez certaines natures, la conscience s’engourdit et s’endort, je ne crois pas qu’elle meure jamais complètement : pour ma très petite part d’observation, il m’est arrivé de la trouver inopinément vivante, chez les êtres les plus dégradés. Mais je laisserai d’abord parler M. Lecour. « Chez les femmes qui se livrent à la prostitution, dit M. Lecour, la dépravation est rarement complète. Chez certaines d’entre elles, on trouve sous des apparences vulgaires des élans de tendresse et de sensibilité qui émeuvent. » À cette affirmation d’une longue et sagace expérience j’ajouterai en terminant deux traits que le hasard m’a permis de recueillir et qui témoignent à tout le moins de la complexité de certaines natures.

Un soir que j’accompagnais aux environs de la barrière d’Italie une ronde de police, nous trouvâmes dans une maison soumise à la surveillance une petite fille de cinq ans. Ce fait, monstrueux en lui-même, étant de plus contraire aux règlemens formels sur la matière, la maîtresse du logis fut sommée de fournir des explications. Voici comment elle s’excusa. L’enfant était fille d’un ouvrier de la rue voisine. La mère étant morte et le père chargé de famille, elle avait adopté cette petite, qu’elle élevait dans cet immonde milieu et qui était l’enfant gâtée de la maison. L’affaire n’en resta pas là. Quelques personnes charitables, informées de cette situation,