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de l’expression ; son tort fut de trop compter sur elle et de lui laisser le premier rôle. À certain moment de sa carrière, Gluck n’est proprement qu’un littérateur doublé d’un musicien : littérateur de l’école de Gottsched, musicien chez qui la pensée a plus d’essor que la main n’a de ressources. Ses facultés maîtresses, l’imagination, la sensibilité, sont inclinées à une conception purement littéraire de l’opéra ; l’instinct musical fait à peine contrepoids, pendant que la volonté travaille à maintenir l’équilibre. Des deux hommes qui sont en lui, c’est l’artiste qui est aux ordres du poète. Le résultat de ce dualisme, on le devine : des scènes superbes quand le poète et l’artiste tombent d’accord, de cruels tiraillemens quand ils cessent de s’entendre, d’heureuses inconséquences quand le sentiment l’emporte sur la réflexion, la sécheresse et l’ennui quand l’esprit de système prend le dessus, et malgré tout, dans l’ensemble, une œuvre inégale et vigoureuse qui s’impose à distance par sa masse, et se défend de près par des beautés de premier ordre. Ainsi s’expliqueront, peut-être, les contradictions que nous avons rencontrées à chaque pas : le suffrage des littérateurs, la réserve des musiciens, la froideur de l’Allemagne, l’enthousiasme du public français et le désarroi de l’opinion. Elle prit Gluck pour un praticien consommé et Piccinni pour un homme de pur sentiment instinctif ; elle attribua la victoire de l’Allemand sur son rival à la supériorité de sa méthode, au lieu d’en tirer simplement cette conclusion que le talent n’est pas de force à lutter contre le génie. Admirons ce génie qui a défendu Gluck contre son propre système ; passons-lui, — car il a les défauts de tous deux, — ce qu’on pardonne à Corneille et à Shakspeare, l’extrême tension et les faiblesses du style ; n’oublions pas, d’ailleurs, qu’au théâtre ces défauts sont moins sensibles, comme, dans le décor une fois en place, les tons criards se fondent, les fautes de dessin s’atténuent ; enfin, et s’il faut quelque chose de plus pour nous réconcilier avec lui, revenons à ces pages immortelles de pure musique, qui ne doivent à la mise en scène que ce qu’ajoute le cadre au tableau : l’adieu d’Iphigénie, le monologue de Renaud, les airs de Paris et surtout le merveilleux second acte d’Orphée. Mais gardons-nous de proposer Gluck en exemple ; gardons-le lui-même des comparaisons et des parallèles ; laissons-le trôner à l’écart sur la cime escarpée où il a choisi sa place, loin du royaume de Sébastien Bach et de Mozart.

René de Récy.