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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/431

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à qui elle en faisait volontiers le prêt, avaient à la fois pour elle gratitude et attachement. Ces sentimens se reportaient de la tante sur le neveu, en sorte que celui-ci se trouvait au milieu de ces braves gens aussi heureux qu’un roi sans sujets !

Ce soir-là, contre son habitude, Didier se montra taciturne et rêveur ; par exception, son appétit ne fut pas à la hauteur du dîner à trois services de sa tante ; tout en ayant l’extérieur un peu masculin, Mlle d’Aumel n’en était pas moins pourvue de ce don de finesse et de perspicacité, que Dieu semble avoir donné à la femme comme compensation à la force qu’il lui a refusée. De suite, elle s’aperçut que Didier « n’était pas dans son assiette, » comme on dit familièrement. Pour le faire sortir de son mutisme, elle lui parla de la crise agricole que l’Europe traversait en ce moment, la France en général et le département de Seine-et-Oise en particulier ; crise qu’elle attribuait surtout aux importations de blé américain. En outre, elle prédit que, dans un temps donné, le libre échange ruinerait fatalement les propriétaires ruraux et finit par dire : « Là encore, nous avons été joués par la perfide Albion !

— Je m’étonne, en vérité, qu’une femme aussi intelligente que vous, ma tante, puisse être anglophobe et protectionniste à ce point. L’Angleterre était dans une grande prospérité bien avant le libre échange. J’ai étudié à fond son histoire et sa législation. J’en suis arrivé à cette conclusion : c’est que la richesse et la force de la Grande-Bretagne tiennent uniquement au droit d’aînesse ; par lui se conservent intacts, à travers les siècles, le nom, la fortune et les droits de la famille. Chez nous, la loi, en assurant une part égale aux enfans, au lieu de faire la richesse de tous, ne fait le plus souvent que la pauvreté de chacun. Par ce morcellement légal de la propriété mobilière et immobilière, on a devancé les théories des partageux, lesquelles aboutiront tôt ou tard à émietter le pays comme une miche de bon pain qu’on jetterait aux oiseaux.

— Étant fils unique, il me semble, mon cher enfant, qu’en pareille matière tu es juge récusable.

— Fils unique ou non, je ne comprendrai jamais qu’on tienne à partager un brin d’herbe entre plusieurs fourmis. Au fait, il faut que je vous raconte que ce matin même, en allant chercher l’hivernache, le hasard m’a fait rencontrer un Anglais, un pasteur, j’imagine ; il m’a abordé en me priant de lui indiquer la célèbre fontaine du Bosquet-du-Roi ; tout en causant, j’ai constaté combien nos voisins d’outre Manche ont le respect, je dirai même le culte des traditions et des souvenirs.

— Je n’y contredis pas. Sous ce rapport, ils nous sont bien supérieurs, mais sous beaucoup d’autres, ah ! que nenni ! Ce n’est pas moi, certes, à qui un de ces gros enflés d’Anglais aurait pu faire