tourner la tête ! d’ailleurs, d’après ce que j’en ai vu, le beau sexe, chez eux, n’est pas plus séduisant que l’autre. Les femmes, grandes et raides comme des cent-gardes, ont l’air d’avoir deux bras gauches, comme disait je ne sais qui…
— Rivarol ! repartit vivement Didier non moins ferré sur les lettres que sur le droit. Ah ! s’il vous avait été donné d’admirer avec moi, ce matin, la ravissante jeune miss qui a traversé vos champs comme l’aurore chantée par les poètes, vous conviendriez que cette beauté dément complètement l’assertion de Rivarol. Figurez-vous des cheveux d’un blond doré, s’échappant en boucles soyeuses d’un chapeau de feutre mou, orné d’une plume de faisan ; des yeux bleus sourians et aimables, une arcade sourcilière noire et allongée, une bouche aux lèvres vermeilles laissant voir en parlant des dents blanches, petites et brillantes comme celles d’un enfant. Une taille de nymphe, une fleur à peine éclose, seize à dix-sept printemps !
— Peste ! quel portrait enchanteur. O jeunesse ! le don de voir tout en rose, tout en beau, n’est pas un de tes moindres privilèges. Si, éclairée par mes dix lustres bien sonnés, j’avais rencontré ces touristes, j’aurais trouvé que cette Anglaise avait les cheveux roux, les yeux verts, la lèvre supérieure trop courte, les dents trop longues, la peau d’un concombre et des taches de rousseur par-dessus le marché.
— Eh bien ! jugez-en vous-même, ma tante ; voilà sa photographie !
— Bonté divine, sa photographie ! Comme tu y vas !
— Où est le mal ?
— Belle demande ! Ceci dépasse tout ce que je sais du laisser-aller des jeunes Anglaises. Ce gage de souvenir ne fait qu’aggraver la situation.
— La situation ? elle est toute simple : une jeune Anglaise voyage avec son père ; elle peint d’après nature et fait en ce moment le département de Seine-et-Oise. Son groom a eu la maladresse de ne pas relever un petit album qu’elle a laissé tomber à terre. Dès que les touristes se sont éloignés, je reviens à l’endroit qu’ils ont quitté ; les broussailles, l’eau qui murmure, les blaireaux à la queue en panache, les arbres, les oiseaux qui ramagent, la fauvette qui fredonne, la mésange qui titinne, les insectes qui bourdonnent, l’herbe verte, le ciel bleu, les gentianes roses, les boutons d’or, les myosotis, semblent causer entre eux de la gracieuse apparition qui a embelli leur retraite agreste. Je les écoute, je fais chorus avec eux, le temps s’écoule, à qui pourrais-je restituer mon trésor ?
— À ton âge, ce sont des malheurs dont on bénit le sort.
— Loin de moi aussi l’idée de m’en plaindre !
— O folie !
— « Les plus sages sont les fous, » dirai-je avec Hamlet. Tenez,