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Michel-Ange, de César Borgia, de Jules II et de Machiavel[1]. — Ce qui distingue d’abord un homme de ce temps-là, c’est l’intégrité de son instrument mental. Aujourd’hui, après trois cents ans de service, le nôtre a perdu quelque chose de sa trempe, de son tranchant et de sa souplesse : ordinairement la spécialité obligatoire l’a déjeté tout d’un côté et le rend impropre aux autres usages ; d’ailleurs, la multiplication des idées toutes faites et des procédés appris l’encroûte et réduit son jeu à une sorte de routine; enfin, il est fatigué par l’exagération de la vie cérébrale, amolli par la continuité de la vie sédentaire. Tout au rebours pour ces esprits primesautiers, de sang vierge et de race neuve. — Au commencement du gouvernement consulaire, Rœderer, juge expert et indépendant, qui voit chaque jour Bonaparte au conseil d’état et note le soir ses impressions de la journée, reste stupéfait d’admiration[2] : « Assidu à toutes les séances; les tenant cinq à six heures de suite ; parlant, avant et après, des objets qui les ont remplies; toujours revenant à deux questions : cela est-il juste? cela est-il utile? examinant chaque question en elle-même sous ces deux rapports, après l’avoir divisée par la plus exacte analyse et la plus déliée : interrogeant ensuite les grandes autorités, les temps, l’expérience; se faisant rendre compte de la jurisprudence ancienne, des lois de Louis XIV, du grand Frédéric... Jamais le conseil ne s’est séparé sans être plus instruit, sinon de ce qu’il lui a enseigné, du moins de ce qu’il l’a forcé d’approfondir. Jamais les membres du sénat, du corps législatif, du tribunat ne viennent le visiter sans emporter le prix de cet hommage en instructions utiles. Il ne peut avoir devant lui des hommes publics sans être homme d’état, et tout devient pour lui conseil d’état. » « Ce qui le caractérise entre tous, » ce n’est pas seulement la pénétration et l’universalité de son intelligence, c’est aussi et surtout la flexibilité, « la force et la constance de son attention. « Il peut passer dix-huit heures de suite au travail, à un même travail, à des travaux divers. Je n’ai jamais vu son esprit las. Je n’ai jamais vu son esprit sans ressort, même dans la fatigue du corps, même dans l’exercice le plus violent, même dans la colère. Je ne l’ai jamais vu distrait d’une affaire par une autre, sortant de celle qu’il discute pour songer à celle qu’il vient de discuter ou à laquelle il va travailler. Les nouvelles heureuses ou malheureuses d’Egypte ne sont jamais venues le distraire du code civil, ni le code civil des combinaisons qu’exigeait le salut de l’Egypte. Jamais homme ne fut plus entier à ce qu’il

  1. Burkhardt, Die Renaissance in Italien, passim. — Stendhal, Histoire de la peinture en Italie (introduction; et Rome, Naples et Florence, passim.
  2. Rœderer, III. 380 (1802).