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excellent pour entretenir la crédulité[1], sorte de mixture populaire qu’il débite juste au moment opportun, et dont il proportionne si bien les ingrédiens que le gros public auquel il la sert a du plaisir à boire et ne peut manquer d’être ivre après avoir bu. — En toute circonstance, son style, fabriqué ou spontané, manifeste sa merveilleuse connaissance des masses et des individus; sauf dans deux ou trois cas, sauf dans un domaine élevé, écarté, et qui lui est demeuré inconnu, il a toujours touché juste, à propos, à l’endroit accessible, avec le levier approprié, avec la poussée, la pesée, le degré d’insistance ou de brusquerie qui devait être le plus efficace. C’est que, par une série de notations courtes, précises et quotidiennement rectifiées, il s’était tracé une sorte de tableau psychologique où étaient représentées, résumées et presque évaluées en chiffres, les dispositions mentales et morales, caractères, facultés, passions, aptitudes, énergies ou faiblesses, des innombrables créatures humaines sur lesquelles, de près ou de loin, il agissait.

Tâchons de nous figurer un instant l’étendue et le contenu de cette intelligence; probablement, il faudrait remonter jusqu’à César pour en découvrir une égale ; mais, faute de documens, on n’a, de César, que des linéamens généraux, un contour sommaire ; de Napoléon, outre la silhouette d’ensemble, nous avons le détail des traits. Lisons, jour par jour, puis chapitre par chapitre[2], sa correspondance, par exemple en 1806, après la bataille d’Austerlitz, ou, mieux encore, en 1809, depuis son retour d’Espagne jusqu’à la paix de Vienne ; quelle que soit notre insuffisance technique, nous comprendrons que son esprit, par sa compréhension et sa plénitude,

  1. Lire notamment les bulletins de la campagne de 1807, si blessants pour la reine et le roi de Prusse, mais, par cela même, si bien calculés pour provoquer chez les soldats le gros rire goguenard et méprisant.
  2. Dans la Correspondance de Napoléon publiée en trente-deux volumes, les lettres sont classées par dates. — Elles sont classées par chapitres dans sa Correspondance avec Eugène, vice-roi d’Italie, et avec Joseph, roi de Naples, puis d’Espagne, et il est aisé de composer d’autres chapitres non moins instructifs : l’un sur les affaires étrangères (lettres à M. de Champagny, à M. de Talleyrand, à M. de Bassano) ; un autre sur les finances (lettres à M. Gaudin et à M. Mollien); un autre sur la marine (lettres à l’amiral Décrus); un autre sur l’administration militaire (lettres au général Clarke); un autre sur les affaires de l’église (lettres à M. Portalis et à M. Bigot de Préameneu) ; un autre sur la police lettres à Fouché), etc. — On peut enfin, par une troisième classification, diviser et distribuer ses lettres selon qu’elles se rapportent à telle ou telle grande entreprise, notamment à telle ou telle campagne militaire. — De cette façon, on parvient à concevoir l’immensité de ses informations positives et à se représenter le jeu ordinaire de son esprit. — Cf., notamment les lettres suivantes : au prince Eugène, 11 juin 1806 (sur les consommations et dépenses de l’armée d’Italie); 1er et 18 juin 1806 (sur l’occupation et sur la situation militaire, défensive et offensive, de la Dalmatie). — Au général Dejean, 28 avril 1806 (sur les fournitures du ministère de la guerre); 27 juin 1806 (sur les fortifications de Peschiera); 20 juillet 1800 (sur les fortifications de Wesel et de Juliers).