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Je veux que chaque roi d’Europe soit forcé de bâtir à Paris un grand palais à son usage ; lors du couronnement de l’empereur des Français, ces rois viendront l’habiter ; ils orneront de leur présence et salueront de leurs hommages cette imposante cérémonie[1]. » Le pape y sera ; il est venu à la première ; il faudra bien qu’il revienne à Paris, qu’il s’y installe à poste fixe ; où le saint-siège serait-il mieux que dans la nouvelle capitale de la chrétienté, sous la main de Napoléon, héritier de Charlemagne, et souverain temporel du souverain pontife ? Par le temporel, l’empereur tiendra le spirituel[2], et, par le pape, les consciences. En novembre 1811, dans un accès de verve, il dit à de Pradt : « Dans cinq ans, je serai le maître du monde ; il ne reste que la Russie ; mais je l’écraserai[3]… Paris ira jusqu’à Saint-Cloud… » — Faire de Paris la capitale physique de l’Europe, cela est, de son propre aveu, « un de ses rêves perpétuels. » — « Parfois, dit-il[4], je voulais qu’elle devînt une ville de deux, trois, quatre millions d’habitans, quelque chose de fabuleux, de colossal, d’inconnu jusqu’à nos jours, et dont les établissemens publics eussent répondu à la population… Archimède proposait de soulever le monde, si on lui laissait poser son levier ; pour moi, je l’eusse changé partout où l’on m’eût laissé poser mon énergie, ma persévérance et mes budgets. » — Du moins il le croit ; car, si haut et si mal appuyé que doive être le prochain étage de sa bâtisse, toujours il y superpose d’avance un nouvel étage plus élevé et plus chancelant. Quelques mois avant de se lancer, avec toute l’Europe à dos, dans la Russie, il disait à Narbonne[5] : « Après

  1. Mme de Rémusat, I, 407. — Miot de Melito, II, 214. (Quelques semaines après son couronnement) : « Il n’y aura de repos en Europe que sous un seul chef, sous un empereur, qui aurait pour officiers les rois, qui distribuerait des royaumes à ses lieutenans, qui ferait l’un roi d’Italie, l’autre roi de Bavière, celui-ci landamman de Suisse, celui-ci stathouder de Hollande, etc. »
  2. Correspondance de Napoléon, 1er , t. XXX,. 500, 558. (Mémoires dictés par Napoléon à Sainte-Hélène.) — Miot de Melito, II, 290. — D’Haussonville, l’Église romaine et le Premier Empire, passim. — Mémorial. « Paris serait devenu la capitale du monde chrétien, et j’aurais dirigé le monde religieux, ainsi que le monde politique. »
  3. De Pradt, 23.
  4. Mémoires et Mémorial. « Il fallait que Paris devînt la ville unique, sans comparaison avec les autres capitales. Les chefs-d’œuvre des sciences et des arts, les musées, tout ce qui avait illustré les siècles passés devait y être réuni. Napoléon regrettait de ne pouvoir y transporter Saint-Pierre de Rome ; il était choqué de la mesquinerie de Notre Dame. »
  5. Villemain, Souvenirs contemporains, I, 175. (Paroles de Napoléon à M. de Narbonne, dans les premiers jours de mars 1812, et répétées une heure après par M. de Narbonne) La rédaction est de seconde main, et n’est qu’une imitation très adroite ; mais le fond des idées est bien de Napoléon.— Cf., ses rêves aussi démesurés sur l’Italie et la Méditerranée (Correspondance. XXX, 548), et une improvisation admirable à Bayonne sur l’Espagne et les colonies. (De Pradt, Mémoires sur les révolutions d’Espagne, p. 130.) « Là-dessus Napoléon parla, ou plutôt il poétisa, il ossianisa pendant longtemps,.. comme un homme plein d’un sentiment qui l’oppressait,.. dans le style animé, pittoresque, plein de verve, d’images et d’originalité, qui lui était familier,.. sur l’immensité des trônes du Mexique et du Pérou, sur la grandeur des souverains qui les posséderaient… et sur les résultats que ces établissemens auraient pour l’univers. Je l’avais souvent entendu, mais, dans aucune circonstance, je ne l’avais entendu développer de telle richesses d’imagination et de langage. Soit abondance du sujet, soit que toutes ses facultés eussent été remuées par la scène de laquelle il sortait et que toutes les cordes de l’instrument vibrassent à la fois, il fut sublime. »