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en moi quand j’eus visité la plupart des postes de la régence. L’uniforme et les conditions dans lesquelles se gagnent les grades donnent de bonne heure, surtout chez les Arabes, à l’officier le plus pauvre une respectabilité qu’un civil conquiert souvent à grand’ peine ; nos officiers étaient donc des contrôleurs tout trouvés, sûrs, disciplinés, sérieux, — Et combien sympathiques ! Je les ai vus très loin, dans des régions perdues où presque jamais un Européen ne pénètre, où l’eau malsaine manque en été, où les. vivres viennent de France en boîtes de conserves, où pendant six mois tout le jour la chaleur laisse à peine d’air pour respirer, où la poste arrive à dos de mulet et rarement, où la privation est complète enfin de tout ce qui semble nécessaire à l’homme : — C’est là pourtant que j’ai rencontré des visages heureux! — Là, sans un ami, sans un camarade même, et, sans qu’un jeune visage de femme ait chance d’apparaître jamais, vivent sous la tente ou dans des cabanes aménagées par eux tant bien que mal, avec une ordonnance et quelques cavaliers indigènes pour toute compagnie, de jeunes officiers qui parlent gaiment de leur sort, qui ne se plaignent pas. Toujours à cheval, — Leur dolman décoloré, le teint hâlé, ils vont d’une oasis à l’autre, font comparaître devant eux les Arabes qui les redoutent à la fois comme des juges et comme des soldats. Je ne dirai jamais assez quel consolant spectacle donnent ces officiers qui n’ont pas le temps d’être pessimistes, pour qui le nom de Schopenhauer évoque probablement de simples idées de choucroutes et de plantureuses filles allemandes ! avec fierté, avec bonheur, ils remplissent leurs dures fonctions ; pour toute jouissance, ils ont une responsabilité.

Au début, ces contrôleurs étaient parfaits, car il s’agissait d’inposer notre autorité, quitte à organiser plus tard; les critiques dont ils furent l’objet étaient donc prématurées, mais peu à peu il fallut bien s’apercevoir qu’ils étaient peut-être trop chevaleresques dans un pays tranquille, trop soldats ; qui leur en ferait un reproche? La moindre irrégularité chez les Arabes choque un officier comme une infraction à la discipline : une faute, un délit, un mensonge, deviennent pour lui un manque de respect, de l’insubordination, de la révolte ; il est habitué à une correction que le peuple n’observe guère quand il est chez lui, le peuple arabe surtout : de là des indignations légitimes mais trop vives, d’une part; un malaise, une incertitude, non moins naturels, d’autre part. Si cet officier pouvait correspondre directement avec l’autorité civile, — Ce qui, au point de vue de son avancement et de l’estime de ses camarades, équivaudrait à changer son uniforme pour les manches de lustrine du bureaucrate, — s’il adressait ses plaintes au résident qui seul peut savoir à quel moment, dans quelle mesure il