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le christianisme, loin de toujours triompher de son occulte adversaire, ne l’a emporté qu’en dégénérant lui-même, pour nombre de moujiks, en une sorte de magie sainte, officiellement consacrée par l’église et l’état. Aux yeux de maint paysan, les rites de l’église ne sont que des charmes plus solennels et ses prières des incantations, propres à conjurer les périls réels ou imaginaires. Pour lui, le prêtre est avant tout le dépositaire des saintes formules et le maître des célestes évocations ; le Christ n’est, en quelque façon, que le plus puissant et le plus doux des enchanteurs ; Dieu n’est que le magicien suprême[1].

Un des traits les plus marqués de la religion du moujik, ce n’est pas seulement le formalisme extérieur, c’est l’attachement au rite, à l’obriad, comme disent les Russes. Cet attachement, qui a été, chez les Moscovites, le principe d’un schisme et de nombreuses sectes, tient en partie au caractère national respectueux de toutes les formes, dans les choses profanes comme dans les choses sacrées ; il tient aussi à la conception religieuse du peuple. Pour lui, le rituel et les paroles sacrées ont par eux-mêmes une vertu mystérieuse, on pourrait presque dire une vertu magique ; les changer, c’est leur faire perdre cette vertu. Ainsi s’expliquent, par exemple, les longues controverses sur l’orthographe du nom de Jésus ou sur le signe de croix, dont, aujourd’hui encore, les Russes de toutes classes font un tel usage. Si la manière de se signer a coupé l’ancienne Moscovie et, après elle, la Russie contemporaine, en deux partis ennemis, c’est que, pour la masse du peuple, le signe de croix n’était pas seulement une sorte de memento du Crucifié et de profession de foi chrétienne, mais une espèce de signe magique, un préservatif contre le mauvais œil et contre les dangers du corps et de l’âme.

Si grossière que semble une pareille religion, c’est encore là, nous devons le répéter, de la religion ; c’est encore là du christianisme ; et un christianisme qui, en réalité, ne vaut peut-être pas beaucoup moins que celui de plusieurs peuples des deux mondes. En Occident même, si notre façon d’entendre la foi du Christ est généralement supérieure, elle ne l’a pas toujours été. Dans la dévotion du moujik, bien des pratiques que protestans et catholiques lui reprochent comme d’indignes superstitions ne sont que des restes d’un âge ailleurs évanoui, et, si l’on peut ainsi parler, des traits d’archaïsme religieux.

Est-ce uniquement par la naïveté de ses conceptions ou par ses pratiques enfantines que le peuple russe a droit au titre de chrétien ?

  1. El Magico prodigioso, selon le titre de la pièce de l’Espagnol Calderon.