Nullement ; s’il est chrétien, ce n’est pas seulement par les dehors, par ces rites auxquels il attache tant de prix, c’est aussi par le dedans, par l’esprit et par le cœur. Peut-être même mérite-t-il plus, à cet égard, le nom de chrétien que beaucoup de ceux qui le lui contestent. À travers cette religion obscurcie et comme épaissie par son ignorance et sa grossièreté, on retrouve souvent chez lui le sentiment religieux dans toute sa noblesse. Sous ce demi-paganisme, et jusque sous les aberrations de sectes bizarres, se fait jour l’esprit chrétien dans ce qu’il a de plus intime et de plus singulier, tel qu’en la plupart des pays de l’Occident, il n’apparaît presque jamais dans les couches populaires.
De tous les peuples contemporains, le Russe est un de ceux où il est le moins rare de rencontrer les aspirations propres au christianisme, et les vertus qui en ont fait une religion unique entre toutes, la charité, l’humilité, et chose moins commune encore, chose ailleurs presque inconnue de l’homme du peuple, l’esprit d’ascétisme et de renoncement, l’amour de la pauvreté, le goût de la mortification et du sacrifice. S’il comprend mal la doctrine orthodoxe, s’il est peu au fait des dogmes de l’église, d’autant que son clergé omet parfois de les lui enseigner, le moujik entend la morale et les conseils du Christ ; son cœur en sent l’esprit. A-t-il l’intelligence ou l’imagination encore païenne, il a déjà l’âme chrétienne. À travers l’impur alliage des superstitions, sous la rouille des sectes, reluit l’or de l’évangile.
Pour s’expliquer ce singulier phénomène, moins extraordinaire et moins rare peut-être chez les pauvres d’esprit que nous le croirions de loin, il faut dire que cette compréhension de l’évangile, que cette disposition à se pénétrer du sentiment chrétien, semble tenir en partie au caractère ou au génie national, à de secrètes affinités entre la foi chrétienne et le fond de l’âme russe. Tertullien, par un sublime paradoxe, disait de l’âme humaine qu’elle était naturellement chrétienne. Si cela a jamais été vrai, c’est peut-être surtout de la Russie et des Slaves du Nord. Entre l’évangile et la nature russe, il y a une sorte de conformité, si bien qu’il est souvent difficile de décider ce qui revient vraiment à la foi et ce qui appartient au tempérament national.
Une chose manifeste, c’est qu’en tombant sur la terre russe, dans les tourbières des forêts et dans les grandes herbes de la steppe, la mystique semence du semeur de l’évangile n’est pas tombée sur un sol ingrat. Les ronces du paganisme et les broussailles de la superstition ne l’ont pas empêchée d’y lever, d’y donner parfois ses fleurs les plus délicates et ses fruits les plus exquis. Ce peuple, que certains de ses fils se plaisent à mettre hors du christianisme,