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pour ainsi dire, accordé l’homme et l’œuvre dans une modération commune, les accorder avec l’impression qu’ils produisent, — qui est celle de l’excessif, du gigantesque et du prodigieux.

Cette hérésie, c’est le naturalisme, dans le sens le plus large, le plus étendu, et le plus profond du mot. Source inépuisable dévie, « grandement féconde et fertile de soi-même,» Nature ou Physis, comme il l’appelle, c’est pour Rabelais la mère de toute Beauté, toute Harmonie et toute Bonté; la mère de toute Santé de l’esprit et du corps. Longtemps persécutée par les «Matagots, Cagots et Papelards, » par les «Briffaux, Caphards, Chattemites et Cannibales, » la voilà libre enfin, émancipée pour toujours du cloître et de la scolastique, rendue à elle-même, libre d’aller, de venir, de parler, d’agir, d’étaler au soleil sa splendeur et sa fécondité. Rabelais est un adorateur de la Nature, adorateur ardent, l’un des plus ardens qu’il y ait peut-être jamais eus, capable de s’élever, pour en célébrer les mystères, lui, « le charme de la canaille, » jusqu’aux accens du plus pur lyrisme, mais aussi qui l’adore tout entière, dans toutes ses fonctions, sans distinction ni préférence, avec la liberté d’un médecin, le cynisme d’un moine, et l’impudeur d’un païen. Voilà ce qu’il y a « d’excessif » et de « prodigieux » dans son œuvre. Voilà ce qu’il a figuré ou symbolisé dans ces ogres joyeux et dans ces bons géans dont il a fait les héros de son livre, dans sa Gargamelle et dans son Grandgousier : une humanité dont les capacités égaleraient les appétits, celui de manger ou de boire aussi bien que celui de savoir, dont les appétits se renouvelleraient comme d’eux-mêmes en se satisfaisant, dont il n’y aurait pas jusqu’aux manifestations inférieures qui ne fussent admirables pour leur régularité, leur abondance, leurs étonnans effets ou leur gigantesque ampleur. Et voilà ce qui fait de lui le représentant par excellence de ce qu’il y a de meilleur et de pire à la fois dans l’esprit de la renaissance.

Par là s’explique en effet, et d’abord, selon le mot de La Bruyère, cette « ordure dont il a semé ses écrits. » Il s’y complaît et il s’y délecte, pour l’amour de la nature. N’y cherchez point de mystère, il n’y en a pas; n’y voyez pas, comme quelques-uns, des palimpsestes d’une nouvelle espèce, il n’y a rien d’écrit par-dessous; n’essayez pas enfin de l’eu excuser ou de le justifier sur la liberté du langage de son temps, car ce langage est sien avant d’être celui de ses contemporains. Mais en réalité, comme chez quelques peintres flamands, comme chez Téniers, comme chez Jordaens, comme chez Rubens lui-même, — Dont la Kermesse du Louvre peut servir d’illustration à ce que nous disons, — Toutes ces images, bien loin de provoquer chez lui aucune répugnance et de lui soulever le cœur de dégoût, comme à nous, éveillent chez Rabelais l’idée de leur cause, pour ainsi dire, des idées de nourriture facile, abondante et grasse, d’animalité saine et forte, de joie, d’épanouissement, et de dilatation physique. Si le sujet était moins