Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les yeux bandés, les lèvres souriantes, vers le désespoir; au dernier, nous sommes témoins de leur chute dans un abîme de douleur, et enfin de leur salut : l’amour est plus fort que la haine... « Des entrailles prédestinées de ces deux familles ennemies a pris naissance, sous des étoiles contraires, un couple d’amoureux dont la ruine néfaste et lamentable doit ensevelir avec eux la lutte de leurs parens. » Ainsi chantait le chœur, dans le prologue de Roméo et Juliette. Le héros et l’héroïne de M. Delpit, au théâtre du moins, ont un meilleur sort : dans la couche nuptiale, et non dans le tombeau, finissent les inimitiés de leurs deux races.

C’est que notre auteur a exposé ici d’autres dissensions que celles des Capulets et des Montaigus, et qu’il importait davantage qu’il en montrât l’heureuse fin. On connaît « ce téméraire ou plutôt ce vaillant ; » on sait que, même au théâtre, il n’a pas peur de grand chose : le Fils de Coralie, le Père de Martial, les Maucroix, passeraient difficilement pour les œuvres d’un timide. Il ose maintenant, cet amateur de prouesses, porter sur la scène nos dernières discordes civiles. C’est le tambour de la Commune de Paris qui gronde lugubrement à nos oreilles pendant ce premier acte ; cette fusillade, au second, c’est le bruit que fait la juste colère des soldats de Versailles. Pour remuer impunément ces tisons récens, il fallait des mains courageuses et pures, — Comme dans la vieille épreuve du jugement de Dieu. — La prudence et la décision, les diverses habiletés du dramaturge, ne suffisaient pas à faire écouter jusqu’au bout un pareil drame : sans la pureté d’intention, sans la hauteur d’âme, elles ne valaient rien. L’entreprise était une sorte de gageure, dont le gain serait doublement glorieux : M. Delpit ne l’a pas perdue.

Il est poignant, ce premier acte, en sa simplicité : à Paris, pendant « le second siège, » le ménage d’un ouvrier honnête, fourvoyé dans l’insurrection, tel est ce tableau d’intérieur. Rien n’y manque, on n’y trouve rien de trop. Comment un brave homme peut se battre pour une mauvaise cause, l’auteur le fait voir avec une irréprochable équité; je dis qu’il le fait voir, et non qu’il l’explique : sa pièce n’est pas une déclamation, mais une image de la vie. Quand Pierre Rosny quitte le chevet de son fils Jacques, blessé pendant le premier siège, et s’arrache aux embrassemens de sa femme pour aller rejoindre ses compagnons, les fédérés; quand sa femme, la bonne Françoise, entendant battre la générale, se précipite sur ses traces, je vous jure bien qu’il n’y a dans la salle ni cœurs « versaillais » ni cœurs «parisiens, » mais des cœurs français ou plutôt des cœurs d’hommes saisis tous d’une même angoisse.

Un coin de paysage, à présent, une oasis dans cette banlieue désolée par la guerre civile : c’est le parc du général de Bressier, entre Paris