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Saint- Severin, et à qui il recommanda de passer par Dresde, puis un envoyé spécial et devant y résider à demeure, le marquis de Vaulgrenant.

Mais ce n’étaient pas ses propres agens, obligés, quoi qu’ils pussent penser intérieurement, d’obéir sans répliquer, c’était Frédéric, plus rebelle à la persuasion, qu’il fallait convaincre de la bonne volonté, si douteuse, d’Auguste III. L’étiquette ne lui permettant pas de prendre l’initiative de correspondre directement avec Frédéric, ce fut Louis XV lui-même que d’Argenson décida à prendre la plume à deux reprises, mais en donnant aux lettres royales un tour si conforme à ses propres habitudes de style et à la recherche philosophique de sa pensée qu’on ne peut douter qu’il les ait à peu près textuellement dictées. « Par tout ce qui revient, dit le roi de France au roi de Prusse, le roi de Pologne est tenté de la couronne impériale ; il a bien reçu Valori : il n’a point rejeté ses offres ; mais nous n’avons dû ni désirer ni attendre qu’il passât subitement, avec la reine de Hongrie, de l’alliance à l’inimitié… Il est tenté, il succombera : sa famille et sa cour y concourent, ils l’exciteront chaque jour davantage : on cache avec soin ce qu’on désire. Laissons faire au temps et à la nature. Je ne laisserai pourtant pas la scène vide. A Valori succède Saint-Severin et à celui-ci Vaulgrenant. Nos ennemis sont avantageux ; c’est une marque de faiblesse ; en effet, nous leur sommes supérieurs de toutes parts. Il ne nous manque que la saison pour agir ; je ne l’ai jamais vue s’avancer avec tant de plaisir et d’impatience. Nous en profiterons, s’il plaît à Dieu, avec le courage et le bonheur que le ciel accorde à la bonne cause. Nous ne voulons qu’une paix modérée, qui prévienne la guerre à l’avenir et délivre le monde de ses tyrans. Si nous obtenons les plus grands succès, j’exige de Votre Majesté de se souvenir comme moi de la modération qu’elle a voulu apporter aux conditions de paix quand nous avons cru nos affaires moins bonnes. C’est le moyen de rendre nos peuples heureux et de nous mériter une réputation de vertu qui nous rende beaucoup plus forts que nos armes mêmes[1]. »

L’auteur de l’anti-Machiavel devait peut-être saluer son propre langage dans ces maximes de générosité politique, qu’on devait qualifier quelques années plus tard de philanthropiques et qu’aujourd’hui nous appellerions humanitaires ; mais s’il aimait encore s’en servir dans des documens publics et dans les occasions officielles, il y avait longtemps que, revenu des illusions de sa

  1. Louis XV à Frédéric, 6-15 mais 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)