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Il fut un autocrate, un administrateur économe et éclairé, un despote bienfaiteur. La situation de ses provinces éparpillées le mettait en relations avec des puissances diverses ; ses territoires rhénans étaient au point de contact de la France et de l’Espagne, toujours en guerre ; la Prusse, au point de contact entre Suède et Pologne, toujours ennemies. Il n’y avait point de conflit européen où il ne courût risque d’être impliqué, lui si faible ; aussi fut-il un homme de guerre, et il eut cette diplomatie inquiète et laborieuse qu’il faut aux états maladifs et menacés. Il fit plus encore, car il devint, ce que n’avait été aucun de ses prédécesseurs, un véritable souverain. En Allemagne, pour son électorat et pour ses diverses principautés, il était vassal de l’empereur et membre de l’empire, c’est-à-dire d’un corps dont il ne pouvait régler les mouvemens. En Prusse, il était l’humble vassal du roi de Pologne. Or il arriva qu’à la faveur d’une longue guerre entre Suède et Pologne, Frédéric-Guillaume, après avoir manœuvré entre les deux ennemis, réussit à faire reconnaître l’indépendance de son duché. Il y eut dès lors un coin de terre où il régna par la grâce divine, et n’eut au-dessus de lui personne, sauf Dieu. C’est parce qu’il a su devenir duc souverain en Prusse que son fils a reçu la couronne royale. Plusieurs princes allemands devinrent ainsi des rois hors de l’Allemagne, en Angleterre, en Danemark, en Pologne, mais ils oublièrent à peu près l’empire. Les rois de Prusse au contraire demeurèrent électeurs résidens de Brandebourg. Ils se firent couronner à Kœnigsberg, mais ils ne quittèrent pas Berlin. Ils entrèrent dans le concert des rois, mais gardèrent leur place dans les rangs du principat allemand. Ils purent chercher fortune au dehors, mais aussi poursuivre celle qu’ils avaient commencée dans l’empire. Une double carrière s’ouvrit à leur ambition : l’Allemagne et l’Europe.

Cet accroissement de dignité ne diminuait pas les périls de l’état naissant : il ne fit que rendre plus sensibles les défauts de sa constitution territoriale. Le royaume de Prusse serait demeuré un bien petit royaume, si Frédéric-Guillaume, le roi-sergent, n’avait forgé l’épée de la Prusse, si Frédéric II, le roi-capitaine, n’en avait fait sentir la pointe à l’Europe entière. L’œuvre du grand Frédéric est une des plus considérables qu’un homme ait accomplie : il a fait de l’état prussien une patrie prussienne. Ailleurs, la patrie, c’est le sol natal ; c’est aussi la longue tradition des communs souvenirs, ce sont les joies et les larmes des ancêtres ; mais les sujets du roi de Prusse, ces riverains de la Vistule, de l’Elbe et du Rhin, séparés par des territoires étrangers, n’avaient ni la communauté du sol ni la communauté des souvenirs ; un hasard les avait réunis, un hasard les pouvait disjoindre. Frédéric les a scellés pour toujours par l’admiration