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auraient été les chefs. Mais, à défaut de documens positifs, on ne peut rien affirmer.

Pour ajouter à la grandeur tragique de la lutte, un troisième intervenant apparaît tout à coup aux frontières de l’Europe, celui-là de proportions gigantesques. Devant lui pâlissent chrétiens et sarrasins, menacés de se voir réconciliés dans une destruction commune. Tout un monde barbare, dont les Auguste et les Trajan avaient à peine deviné l’existence, par-delà le monde germain et le monde scythique qui étaient pour Tacite la fin de l’univers connu, s’ébranle tout à coup. Des rivages de l’Océan chinois aux rivages classiques de la Mer-Noire se sont avancées les hordes sans nombre des Tatars-Mongols. Sous leurs pas, des empires, dont l’Allemagne et l’Italie n’auraient été que des provinces, ont été mis en poussière, et des régions plus peuplées que l’Europe entière ont été réduites en déserts. Jusqu’à présent, rien n’a pu arrêter cette marée d’hommes. Elle a traversé toute la largeur des pays slaves, dispersant comme des feuilles mortes la chevalerie russe ; l’Asie a mis le pied sur le sol germain et l’on se bat en Silésie. Encore quelques étapes et les guerriers au nez camard seront en Bohême, à Francfort, bientôt même en France, en Italie. Il semble que cette inondation de la race jaune, — qu’on nous annonce aujourd’hui pour le XXe ou le XXIe ’siècle, — ait été sur le point de se réaliser au XIIIe. Une angoisse immense s’empare de l’Europe, comme à la veille de la fin du monde. Partout on sonne les cloches, on prie, on ajoute aux litanies cette formule : « Seigneur, délivrez-nous des Tartares ! » Et le grand cœur de saint Louis se prépare au martyre.

Chose étrange ! c’est à peine si le pape et l’empereur, dans les convulsions de leur lutte mortelle, prennent souci du danger. Ils ne s’occupent des Tatars que pour se lancer mutuellement à la face l’accusation de pactiser avec eux, de les avoir appelés en Europe. Ce qui semble tout dominer, c’est le problème insoluble de la forme qui doit être donnée à l’Europe, la forme ecclésiastique ou la forme impériale. Comme à d’autres époques, la question de gouvernement a l’air de primer la question même d’existence. Enfin, les Tatars se retirent comme ils sont venus ; une révolte sur les bords du Ho-hang-ho ou du Yan-Tsé-Kiang dégage la vallée de l’Oder ; ils disparaissent ainsi qu’un nuage de sauterelles que le vent apportait et que le vent remporte, sans que la papauté et l’empire, les deux acharnés lutteurs, aient relâché leur étreinte. Grégoire IX est mort, Innocent IV lui succède : la lutte continue. Celui-ci a fui la terre embrasée d’Italie ; réfugié à Lyon, il transporte des pays du sud aux pays français l’agitation et la guerre. Il convoque un concile œcuménique ; pour la troisième fois, avec une solennité plus grande que jamais,