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fait signal d’imiter sa manœuvre. Le combat a cessé. A trois heures et quart seulement, l’ennemi a reviré de bord vent devant et est allé rejoindre la portion de l’escadre qu’il avait laissé continuer sa route. Je n’ai eu dans cet engagement que deux chaînes de hauban cassées et plusieurs manœuvres courantes coupées. » Suivant l’historien anglais, la canonnade dura en tout quarante-trois minutes. Le Royal-George, vaisseau de tête, fut engagé pendant quarante minutes environ et tira de huit à neuf bordées, — « feu nourri, » remarque le capitaine Motard. Le Gange en tira sept ou huit, l’Earl-Camden cinq. Le Warley et l’Alfred n’échangèrent de boulets avec nos frégates que durant quinze minutes à peine. Le Royal-George eut un homme tué et un blessé.

Une magnifique proie nous échappait. « Monsieur Decrès, écrivait l’empereur au ministre de la marine, le 15 septembre 1804, je vous ai exprimé tout ce que je ressentais de la conduite de l’amiral Linois. Il a rendu le pavillon français la risée de l’univers. Le mépris contre lui en Angleterre est au dernier point de la part des officiers de la marine. Je voudrais pour beaucoup que ce malheureux événement ne fut pas arrivé. Je préférerais avoir perdu trois vaisseaux. » C’est là une opinion de soldat; ce n’est pas le jugement pondéré d’un empereur. Il n’a manqué qu’une chose au vainqueur d’Austerlitz : le sentiment exact des difficultés maritimes. Ses explosions de colère l’ont presque toujours rendu injuste et ont nui au bien de son service, tout autant au moins que la prétendue mollesse de ses amiraux. Après avoir combiné cette merveilleuse campagne des Antilles, si bien marquée au coin de son génie; après avoir égaré, dévoyé, par un miracle de tactique, toutes les flottes anglaises, il n’aboutira qu’à une épouvantable catastrophe. Pourquoi? Parce qu’il n’aura jamais voulu admettre ce principe, si aisément compris cependant de tous les marins : « Rien n’affaiblit plus une flotte que des vaisseaux mal organisés qui font nombre. »

Consulté par Decrès sur l’affaire de Pulo-Aor, Ganteaume se montrera sévère. L’amiral Linois s’applaudissait « d’avoir pu éviter les suites d’un engagement inégal. » Ganteaume réplique : « Parmi les vaisseaux de la compagnie, il pouvait bien y en avoir à deux batteries: si Linois se fût approché à portée de pistolet, pas un n’eût résisté à une volée de son vaisseau. » Arrêt bien rigoureux, venant d’un camarade ! N’était-ce pas sous les ordres de Ganteaume en personne que Linois, en 1801, avait pu apprendre à se dérober aux atteintes d’un ennemi supérieur « en manœuvrant, suivant l’appréciation d’un éminent officier de l’armée de terre, du général Mathieu Dumas, avec autant d’activité que de prévoyance? » En somme, il y eut en France, autour du combat de Pulo-Aor, plus de bruit que la chose n’en méritait. Les clameurs de triomphe des Anglais nous