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étourdirent, et l’opinion, qu’on me passe l’expression, joua dans cette affaire le rôle de dupe. Ce fut elle qui mit sur le pavois le Commodore Dance. Le combat de Pulo-Aor, tout bien considéré, pourrait s’appeler « la bataille de Prévésa du vainqueur d’Algésiras[1].» Bien peu d’hommes de guerre ont été à l’abri de semblables fautes : seuls peut-être un Nelson, un Suffren, un Duperré, un Bouvet, auraient évité ce mécompte. Et encore! en est-on bien sûr?

Ce qui doit rester de l’engagement malencontreux du 15 février 1804, — premier combat de la Sémillante, — c’est une gloire justement acquise, universellement proclamée, pour le commandant de la flotte des Indes. Le commodore Dance sut allier la fermeté, la décision, à un légitime souci des richesses dont il avait la garde. Il reprit sa route pour le détroit, aussitôt qu’il eut écarté de son chemin, par l’énergie de son attitude, la division de l’amiral Linois. Ce jour-là, les marins Anglais firent leur devoir, rien de plus que leur devoir. Ils ne voulurent pas compromettre dans une poursuite imprudente un succès inespéré. Le commodore Dance, à son arrivée en Angleterre, fut créé chevalier. La Société d’assurances de Bombay lui fit un don royal de 5,000 livres sterling. Nation de « boutiquiers, » si l’on veut, mais du moins nation juste et reconnaissante. Je n’apprécie pas chez un peuple la hauteur d’âme qui laisse les héros mourir de faim.

Il est rare qu’on se relève sur-le-champ d’un mécompte aussi grave que celui qui venait de ternir la haute réputation de l’amiral Linois. La campagne, si heureusement ouverte à Bencoulen, ne fit plus que traîner languissante. Rallié à Batavia par la frégate l’Atalante, Linois s’achemina tout droit vers l’Ile-de-France. Ses frégates ramassèrent encore sur la route quelques prises de valeur, sans lui ménager cependant un retour triomphal : l’île qui l’avait vu partir avec tant d’espoir attendait mieux de son audace. Le général Decaen, entre autres, ne sut pas dissimuler son désappointement. Pas plus que le premier consul, le général n’était en mesure d’apprécier avec équité les phases si complexes de l’incident qui le déconcertait: ses rapports avec l’amiral Linois en demeurèrent sérieusement altérés.


IV.

Le 2 avril 1804, la division avait jeté l’ancre au Port-Louis. Le 20 juin, elle reprenait la mer pour une nouvelle croisière. L’Atalante, cette fois, remplaçait la Belle-Poule. La baie de Saint-Augustin,

  1. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1885, l’article intitulé : les Vieux amiraux.