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à s’approcher de ce dernier. Celui-ci, assis sur le soi, sur lequel il s’appuie en outre de la gauche, pour maintenir son équilibre encore mal assuré, bénit de la droite son jeune compagnon ; l’ange, un genou en terre, à côté de lui, le soutient d’une main, tandis que de l’autre il lui montre également le petit saint Jean. Nous avons donc déjà ici cet art consommé du geste, dont Léonard a fait plus tard la plus éclatante application dans la Cène de Milan : il n’en faut pas davantage pour donner à la composition une animation extraordinaire.

L’œuvre, d’ailleurs, n’est point parfaite encore : à côté d’une sensibilité exquise, à côté d’une faculté d’observation des plus rares, on sent une certaine inexpérience. Le type de la Vierge, notamment, a quelque chose de légèrement archaïque (le peintre était donc en retard sur le dessinateur, car les études dessinées sont déjà d’une liberté et d’une souplesse parfaites) : le nez est droit, non aquilin, la bouche droite plutôt qu’en arc, le menton bas et carré, comme chez certaines figures du Pérugin et de Francia. Quant à l’ange, vêtu d’une tunique rouge et d’un manteau vert, l’expression de sa physionomie est trop indécise. Il est plus beau dans les deux dessins préparatoires, appartenant, l’un à la bibliothèque du roi, à Turin, l’autre à notre École des Beaux-Arts. Les deux enfans ont également quelque chose d’un peu pauvre et dur : la recherche de la vérité physique l’emporte parfois sur celle de l’expression ou du style. Mais quelle science du modelé et quelle science du coloris! c’est comme un mélange du Corrège et de Rembrandt. Dans l’enfant Jésus, cette chair potelée, cet effet de raccourci prodigieux, ces méplats si largement traités, tiennent du prodige ; chez le petit saint Jean, le raccourci est peut-être un peu brusque et court. Le sol est traité avec tout l’amour que les primitifs mettent dans les accessoires. Mantegna n’y aurait pas apporté plus de précision, mais Léonard y ajoute plus de souplesse. Des assises de rochers, des cailloux, des plantes (des iris) composent le premier plan. La grotte respire comme une humidité pénétrante et mystérieuse; on rêve aux nymphes, aux sylphides, aux gnomes, à tout ce monde charmant de la fantaisie évoqué par Shakspeare dans le Songe d’une nuit d’été, et que seul Léonard eût pu traduire sur la toile.

On n’épuise pas aisément l’analyse des beautés d’une œuvre pareille. Il faut tout d’abord signaler l’originalité profonde de la conception et le charme infini de l’exécution. Comme ce tableau laisse loin derrière toutes les compositions antérieures ou contemporaines! Voilà donc enfin de nouveau un artiste affranchi de la tradition, qui regarde les choses en face et sait les rendre