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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/214

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prosélytisme catholique ou protestant, aucun chef de quelque autorité ne s’est laissé convertir, aucune tribu n’est devenue chrétienne. Qui a conquis l’Afrique centrale ? C’est Mahomet. Au témoignage du cardinal Lavigerie, il y a aujourd’hui du Soudan au Niger plus de 60 millions de musulmans. « Entre Sierra-Leone et l’Égypte, dit de son côté M. Blyden, l’islamisme est la seule puissance intelligente, morale et commerçante. Il a pris possession des tribus les mieux douées, il a imprimé sa marque à leur vie sociale et religieuse. Ses adhérens gouvernent la politique et le commerce de presque toute l’Afrique au nord de l’équateur. Des importantes cités qu’ils ont fondées sur le Niger et ses affluens, ils dirigent des caravanes sur tous les points de l’horizon, en Abyssinie et en Égypte, à Alger comme au Maroc, à Libéria comme dans la Gambie et jusque sur la côte du Cap. »

L’active propagation et les triomphes de l’islamisme ont excité les plaintes de plus d’un voyageur et de tous ceux qui voudraient répandre notre civilisation sur l’Afrique. Consultez le général Borgnis-Desbordes, dont l’intrépidité et la prudence ont assuré le succès de cette audacieuse expédition du Sénégal au Niger qui a fait tant d’honneur à nos armes ; il vous dira que les tribus inconverties sont seules pénétrables aux influences européennes, qu’elles se laissent façonner par nous comme une cire molle, que les états musulmans nous sont fermés et hostiles, qu’en Afrique le fétichisme est notre allié naturel, que le mahométisme sera notre éternel ennemi. Interrogez M. Savorgnan de Brazza ; il vous dira que le seul danger qu’il redoute pour l’avenir du Congo français, c’est le missionnaire musulman, dont les premières approches l’inquiètent et le troublent. Mais le philanthrope qui, dégagé de toute préoccupation politique, ne considère que l’intérêt des noirs, doit confesser que Mahomet leur a rendu plus d’un service. C’est par des mains chrétiennes qu’ils reçoivent l’eau-de-vie qui les tue ; c’est sous l’influence de l’islamisme qu’ils deviennent des buveurs d’eau. C’est l’islamisme qui les guérit de leurs superstitions sanguinaires, les dégoûte des sacrifices humains, de l’anthropophagie, fait pénétrer quelques idées dans des têtes qu’on croyait incapables de penser, et initie des sauvages aux rudimens de la culture sociale. Il leur inspire, à la vérité, un zèle fanatique qu’ils ne connaissaient pas ; mais un être qui a des haines et des affections est assurément supérieur à celui qui n’a que des sensations et des indifférences.

En entrant dans les têtes africaines, l’islamisme subit souvent d’étranges déformations ; c’est une lumière qui se brise et se réfracte. Tel noir ne se sert du Coran que pour deviner son avenir ; il y cherche des rubriques, des exorcismes, un moyen sûr de conjurer les accidens fâcheux qui le menacent ; tel autre le vénère comme un fétiche de papier, auquel il attribue un pouvoir magique, des vertus médicinales.