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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/216

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bien ses livres, ses manuscrits, la natte où il s’accroupit ; ses élèves l’accompagnent, et en s’installant dans quelque bourg fétichiste, ils forment le noyau d’une école ou d’une congrégation. Il vit comme on vit autour de lui, il s’accommode aux habitudes, aux usages, aux goûts des indigènes, et il subsiste de la charité de ceux qu’il endoctrine. Le plus souvent, il n’est lui-même qu’un nègre converti ; mais fût-il Arabe de naissance, il se souvient que le premier homme auquel le Prophète confia les fonctions de muezzin s’appelait Bilal, et que Bilal était un nègre. Il se souvient aussi qu’un poète oriental du x° siècle écrivait : « Une tache noire sur un visage blanc est un grain de beauté ; une tache blanche sur une joue noire l’enlaidit. » Se sentant partout chez lui, il n’éprouve aucune répugnance à se manier avec quelque fille du continent noir, et les sangs se mêlent, les races se croisent. Est-il beaucoup de missionnaires anglais qui consentissent à en faire autant ? Leurs préjugés leur sont aussi chers que leur foi. « L’Hindou qui devient chrétien, écrivait un ennemi de l’islamisme, perd sa caste sans être admis dans la société de ses maîtres ; l’Hindou qui devient musulman est expulsé de sa caste, mais il devient membre de la grande fraternité de l’islam. Si un paria se fait musulman, il peut monter au trône ; le paria qui se fait chrétien ne sera jamais qu’un paria. »

Si les missionnaires chrétiens de la Sierra-Leone sont tenus en échec par l’islamisme, si, jusqu’aujourd’hui, malgré leurs efforts persévérans, ils n’exercent aucune influence sur les tribus de l’intérieur, est-il permis de fonder de meilleures espérances sur le collège laïque créé récemment par la république de Libéria ? Oui, répond M. Blyden, pourvu que les méthodes et les objets d’étude soient appropriés à l’intelligence du nègre. Cette maison d’éducation est encore dans la période des tâtonnemens. Faute d’argent, elle ne comptait, il y a quelques années, qu’une cinquantaine d’élèves ; mais le branle était donné, et Mandingues, Foulahs ou Bassas, des chefs importans de la côte et de l’intérieur, témoignaient le désir d’y envoyer leurs fils. On apprend dans le collège de Libéria l’anglais, qui est la langue officielle de la république, l’arabe, qui est la langue littéraire de l’Afrique centrale. Mais que diront les ennemis des humanités, trop nombreux parmi nous, quand ils sauront qu’après de mûres réflexions et plus d’une expérience, un nègre leur donne tort et les accuse de ne rien entendre à l’éducation ? Quoiqu’il n’eût aucun parti-pris à cet égard, et sans avoir consulté d’autre oracle que son bon sens, M. Blyden a acquis la conviction que, même en Afrique, en Nigritie, il n’y a pas de culture sérieuse des esprits en dehors des mathématiques, associées à une étude approfondie des classiques grecs et latins.

Il a prononcé à Monrovia, le 5 janvier 1881, un remarquable