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là une erreur énorme ; les principes, sur lesquels toute science repose, sont uniquement philosophiques ; et vouloir en omettre l’étude, ce serait supprimer la science elle-même, qui, dès lors, ne s’appuierait plus sur rien.

Parmi les savans, cette opinion de Claude Bernard, qui l’énonçait en maître, est fort bien reçue ; ils approuvent en général l’ostracisme énergiquement lancé contre la philosophie ; elle leur est tout au moins suspecte, quand ils ne la proscrivent pas ouvertement. Ainsi, le positivisme, qui se porte fort pour la science tout entière, n’est au fond qu’une tentative de substituer à la philosophie un système qui la détruit, tout en gardant le nom sous lequel le monde l’a toujours connue. Il est vrai qu’Auguste Comte se défend d’employer encore ce nom néfaste, et qu’il tâche d’en corriger le mauvais effet par le correctif qu’il y joint ; il userait d’un mot différent si la langue lui en fournissait un autre ; mais il doit se résigner à celui-là, faute de mieux. Ce scrupule est mal fondé, et l’on peut rassurer M. Auguste Comte. S’il est forcé de conserver un mot malencontreux, il ne conserve pas la chose que ce mot désigne depuis un temps immémorial. Le positivisme, il faut qu’il le sache, est bien la négation de la philosophie. Qu’on en juge.

Tout d’abord, M. Auguste Comte rappelle un axiome dont personne ne conteste l’évidence : « Depuis Bacon, dit-il, tous les bons esprits répètent qu’il n’y a de connaissances réelles que celles qui résultent de faits bien observés. » Depuis Bacon, soit, quoique la justice voulût qu’on remontât beaucoup plus haut ; les ouvrages d’Hippocrate et ceux d’Aristote, sans citer ceux de Galien, ni de tant d’autres, prouvent que l’observation attentive et exacte n’est pas aussi récente qu’on veut bien la faire. L’antiquité l’a pratiquée tout comme nous ; elle a même proclamé que l’observation des faits est la première règle de la méthode. Mais M. Auguste Comte se hâte d’ajouter que, si l’esprit humain peut observer tous les phénomènes extérieurs, il est hors d’état, par une étrange exception, d’observer les siens propres, attendu que l’individu pensant ne saurait se partager en deux. Pour toute réponse à cette assertion surprenante, on peut renvoyer M. Auguste Comte à l’Homo duplex de Buffon ; mais on peut en référer aussi à M. Auguste Comte lui-même. Est-ce que, dans le cours de son long ouvrage, qui est une espèce d’encyclopédie des principes les plus généraux des sciences, il n’a pas en cent fois l’occasion d’analyser ses doutes, et de produire ses sentimens et ses réflexions personnelles, quand il avait à contredire ce que d’autres avaient pensé ? A quelle source a-t-il puisé ses argumens ? N’est-ce pas à son esprit qu’il a dû s’adresser ? S’il n’a pas saisi sur le fait ce retour de l’esprit sur lui-même, c’est qu’il ne l’a pas voulu ; ou