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village et se trouva ainsi avoir pris à revers toute la ligne des retranchemens.

Tout n’était pas dit pourtant, car les Prussiens allaient à l’autre extrémité de la même ligne commettre un écart de conduite analogue : le jeune prince Maurice d’Anhalt, second fils du général, placé, avec la gauche de l’armée prussienne, en face du sommet du ravin, voulant avoir sa part de la victoire du jour, se mit, sans en avoir reçu l’ordre, en tête d’emporter sur ce point le passage de haute lutte, malgré les difficultés du terrain. Les hommes éprouvèrent la plus grande peine à gravir les rochers couverts de neige et de glace, et n’auraient pu s’y maintenir si les Saxons eussent fait le moindre mouvement pour les en déloger. Rien n’eût été plus aisé que de les précipiter dans la fondrière, et si, à ce moment d’incertitude, le prince de Lorraine, qui s’était retiré à peu de distance en arrière du champ de bataille, eût été appelé ou fût accouru d’instinct au bruit du canon qu’il devait entendre, la fortune pouvait encore changer d’aspect. Mais, ou le prince ne s’informa de rien, ou on ne lui fit rien savoir, et il resta immobile toute la journée pendant que ses alliés périssaient. Personne ne venant en aide ni aux soldats découragés, ni au chef décontenancé, la déroute devint complète : armée et général, dit Frédéric, rentrèrent à Dresde en pleine course. Le conseil de régence se réunit à l’instant, et nulle défense n’étant plus possible, le commandant de la garnison dut aller porter au général prussien la soumission de la ville.

La nuit cependant était venue, nuit d’alarmes et d’angoisses dont l’ombre et le trouble dérobèrent aux regards l’arrivée silencieuse du comte d’Harrach. Ce fut en traversant des rues encombrées de blessés et de fuyards que le plénipotentiaire autrichien se rendit, sans être reconnu, chez le ministre de France. Le lieu, l’heure, la gravité des circonstances, tout rendait étrangement solennel cette entrevue mystérieuse qui pouvait changer la face de l’Europe, et dont le secret a été religieusement gardé jusqu’à nos jours pour la postérité.

L’entretien s’engagea immédiatement sur les conditions de la paix, mais tout de suite la différence de l’attitude des deux négociateurs, telle que la révèle le ton de leurs dépêches, fut très significative. D’Harrach était pressant, ardent, animé du feu de toutes les passions de sa souveraine et de ses ressentimens personnels. Il parlait haut et ferme sans crainte de s’avancer, de se découvrir. Il ne dissimulait pas d’ailleurs que c’était à prendre ou à laisser, et que, si la France ne se décidait pas, l’Autriche, abandonnée de tous ses alliés, serait contrainte de céder à la Prusse. En face de lui,