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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

Un sens des plus fermes y préside à l’établissement du texte ; une profonde connaissance du vocabulaire et de la grammaire aide l’éditeur à choisir entre les leçons que lui fournissaient les manuscrits ; les notes sont sobres et précises. L’introduction renferme tous les renseignemens nécessaires sur l’histoire de Thucydide et de son livre ; mais ce qui en fait surtout le prix, ce sont les pages où le critique définit la méthode de son auteur et celles où il montre comment s’est formée la prose attique, quels sont les caractères qui la distinguent et qui l’ont rendue propre à jouer, dans le monde antique, comme l’instrument par excellence de la pensée, un rôle dont rien n’approche, si ce n’est celui dont la prose française s’est emparée dans les temps modernes, et qu’elle a su soutenir avec tant d’éclat depuis trois siècles.

Ces pages, qui ont été si vivement goûtées par ceux qui ont été les chercher dans les prolégomènes d’une édition savante, nous les retrouverons à leur place dans l’ouvrage où les deux collaborateurs se proposent de suivre, depuis ses commencemens jusqu’à son terme, le développement organique du génie grec et l’évolution de sa pensée ; on y verra reparaître, appropriés aux exigences d’un autre cadre, leurs travaux et leurs idées sur la poésie lyrique et sur la sophistique du temps des Antonins. Avant de prendre leur élan, M. Alfred et Maurice Croiset ont ainsi mesuré le champ qu’ils se proposent de parcourir ; ils en ont exploré les chemins ; ils ont écrit par avance quelques-uns des chapitres du livre dont ils ont osé concevoir le plan, et qu’ils auront, je le souhaite et je l’espère fermement, le bonheur d’achever, car ils sont jeunes encore : ils n’ont pas dépassé la moitié de cette longue vie sur laquelle semblent avoir le droit de compter ceux qui font un bon emploi de leurs heures, sans abuser de la force qui est en eux et sans la laisser s’engourdir dans l’oisiveté.

Dans ces conditions mêmes, il leur faudra bien des années pour atteindre le but qu’ils se sont fixé. La carrière s’étend devant eux comme à perte de vue ; aucune autre littérature n’a en une longévité qui se puisse comparer à celle de la littérature grecque. Lorsque l’historien cherche dans l’épopée homérique les matériaux qu’elle a mis en œuvre, il remonte bien au-delà d’Homère, et, tout décidé qu’il soit à s’arrêter au seuil de la période byzantine, au moins est-il tenu de descendre jusqu’aux Julien et aux Libanius, aux Basile et aux Chrysostome ; c’est environ treize ou quatorze siècles d’une incessante et prodigieuse activité d’esprit qu’il s’agit de faire passer sous les yeux du lecteur, au moyen d’une série de tableaux qui conservent à chaque époque et à chaque groupe d’écrivains l’expression particulière de sa physionomie propre, sa vivante originalité. Pour