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très peu de grandes fortunes et pas une seule grande propriété ? Si la Roumanie a marché d’un pas plus rapide, ce n’est pas que le paysan roumain vaille mieux : c’est qu’il existe, au pied des Karpathes, de vastes domaines, une aristocratie intelligente qui peut supporter les frais des expériences. Même cause d’infériorité pour la presse, pour le développement des facultés intellectuelles : il faudrait une classe qui eût, avec des lumières, le loisir et le goût de les répandre. Tous ces peuples que notre siècle éveille successivement ne passent pas sans effort de leur état rudimentaire aux formes nouvelles de la civilisation. Le paysan, digne et fier dans son costume traditionnel, deviendra peut-être un bourgeois médiocre. L’ancien heiduque, qui faisait la guerre de coups de main, demi-brigand, demi-patriote, se transforme avec peine en soldat régulier qu’on encadre dans le rang et qu’on force à tendre le jarret à la prussienne. Les fils des héros de l’indépendance, dont les exploits rappelaient les plus beaux temps du moyen âge, montreront autant de courage, mais auront moins de bonheur dans les batailles rangées. Il faut du temps pour plier la bravoure individuelle aux combinaisons savantes, les instincts naturels, mais incultes, à la discipline moderne. Du temps ! voilà ce que réclament ces vaillantes nations, ce que les complications européennes leur refusent toujours, en mettant sans cesse en péril leur équilibre, leurs frontières et jusqu’à leur existence. Soyons justes et reconnaissons que, malgré de fréquentes secousses, elles ont regagné, en soixante ans, plus de la moitié des quatre siècles d’avance que nous possédons sur elles.

Le centre politique de la principauté était autrefois Kragujevacz. Depuis qu’elle est érigée en royaume, la Serbie oscille entre deux capitales : l’une est un présent du Congrès de Berlin, c’est Nisch ; l’autre a été imposée par les glorieuses traditions du XVIIe et du XVIIIe siècle, c’est Belgrade. Celle-ci est toujours la résidence officielle du gouvernement. Mais Nisch tend à devenir, depuis quelques années, la capitale parlementaire[1]. Il est difficile de voir une ville plus admirablement située, plus capable de se développer avec harmonie dans un cadre fait à souhait. Il faut la contempler des hauteurs voisines, assise au milieu d’une vaste plaine qui va se perdre au loin ou se relève en pentes douces vers les montagnes. Tout embaumée par l’air vif des Balkans, elle étale à l’aise sur le ruban de la Nischava ses rues larges et propres, ses petites maisons basses baignées dans la verdure, les coupoles de la cathédrale offerte aux chrétiens par la tolérance de Midhat Pacha, et l’enceinte

  1. Le parti actuellement au pouvoir réagit contre cette tendance. Cette année, l’assemblée nationale a été convoquée à Belgrade.