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d’avoir jeté la désunion dans le camp des Occidentaux, et, triomphant, il était allé à Stuttgart pour y lever son établissement et prendre congé de la princesse Olga[1].

Lorsqu’il rentra à Vienne, l’accord était rétabli : le proverbe des absens s’était une fois de plus justifié. M. de Buol avait réfléchi ; il s’était épanché avec M. de Bourqueney. « Sur qui compter si ce n’est sur vous? avait-il dit; nous sommes brouillés avec les Russes, en froid avec les Anglais, abandonnés par les Allemands et trahis par les Prussiens. »

La France ne voulait pas la mort du pécheur, elle tenait à sa conversion ; sa diplomatie passa l’éponge sur les défaillances et tendit la main au ministre repentant. On renouvela les sermens, on se promit de rester fidèle, quoi qu’il advînt, au traité du 2 décembre.

Le prince Gortchakof dut recommencer le combat; les événemens de la guerre lui vinrent en aide : l’armée russe avait victorieusement repoussé l’assaut tenté, le 18 juin, contre la tour Malakof. Cette journée sanglante nous avait coûté plus de 12,000 soldats. Le plateau de la Chersonèse n’était pas encore balayé, comme l’avait annoncé orgueilleusement M. de Budberg[2], à la veille de la bataille d’Inkermann, mais il semblait qu’il le serait avant peu. On jubilait à Berlin. Les partisans de l’alliance russe n’étaient pas moins joyeux à Vienne. Ce furent des jours de troubles et d’anxiété pour le comte de Buol. Le prince Gortchakof lui apparaissait comme la statue du commandeur, venant lui demander des comptes et imposer des conditions. Il se laissa entraîner dans des compromissions, Il promit de défendre les frontières moldo-valaques contre une agression des puissances alliées, si, de la Crimée, elles devaient porter leurs opérations sur le Danube.

L’article 3 du traité du 2 décembre qui défendait aux contractans toute entente séparée avec la Russie n’était pas strictement violé, mais il s’en fallait de peu.

L’intérêt n’était plus dans les chancelleries, il était tout entier sur le théâtre de la guerre : l’Europe était dans l’attente ; elle cherchait à pressentir le vainqueur.

Au mois d’août, l’issue de la campagne ne paraissait plus douteuse ;

  1. Le prince Gortchakof, qui de Stuttgart avait été envoyé en mission extraordinaire à Vienne, ne fut nommé ministre auprès du gouvernement autrichien qu’après la rupture des conférences.
  2. « Je me trouvais au cercle, le 10 novembre 1854 au soir, lorsqu’un diplomate prussien, le baron de Rosenberg, qui sortait de la légation de Russie, vint dire que M. de Budberg avait affirmé triomphalement à ses invités qu’à l’heure où il parlait, le plateau de la Crimée était balayé et les alliés jetés à la mer. — La nouvelle était fausse. Le lendemain arrivait la dépêche du maréchal Canrobert, qui changeait la victoire en défaite. »