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on n’en prévoyait pas le terme, mais tout le monde était convaincu que le dernier mot resterait aux alliés. « La paix ne paraît pas prochaine, écrivait Voltaire à Tronchin en 1761, cependant elle peut arriver, comme une apoplexie, tout d’un coup. » Tout dénotait que les ressources de la Russie s’épuisaient. Cernée de toutes paris, exclue de toutes les mers, trahie par l’Autriche, abandonnée par la Prusse, menacée par la Suède, elle payait cher les illusions présomptueuses de l’empereur Nicolas et l’obstination de sa politique dans la défaite. Nos adversaires en Allemagne se taisaient et s’effaçaient mélancoliquement ; déjà les diplomates avisés, ceux qui flairent le vent, bouclaient leurs malles ; — ils allaient partir pour Paris, attirés, disaient-ils, par l’étrange et scandaleux spectacle d’une reine d’Angleterre venant rendre hommage à l’héritier du prisonnier de Sainte-Hélène, mais en réalité pour faire leur paix avec l’arbitre futur de l’Europe et s’assurer les bonnes grâces de celui que, la veille encore, ils combattaient et poursuivaient de leurs quolibets. Le spectacle était surprenant en effet. Déjà, au mois d’avril, la reine Victoria croyait rêver en dansant dans la salle de Waterloo avec le neveu du plus mortel ennemi de l’Angleterre, et elle allait maintenant visiter à son bras le tombeau des Invalides[1] !

M. de Bismarck ne fut pas le dernier à se convertir ; il n’était pas de ceux qui s’attardent dans les alliances incommodes, il ne voulait pas que la paix le surprît « comme une apoplexie. » L’empereur le reçut en audience ; il figura à Versailles dans la galerie des glaces, avec M. de Dalwigk. Prévoyait-il que le palais de Louis XIV le reverrait triomphant ? Il est permis d’en douter. La reine d’Angleterre se le fit présenter[2] ; déjà il avait une notoriété européenne. J’eus l’honneur de dîner avec lui, le 25 août, chez M. le comte de Hatzfeld. à la légation de Prusse. Il admirait notre armée et tenait Napoléon III pour un grand souverain ; il n’oubliait pas l’impératrice, qu’il ne ménageait pas toujours dans ses correspondances de Francfort ; il disait qu’elle était ce qu’il avait vu de plus beau à Paris, certain que le compliment irait à son adresse et produirait ses fruits. Ses amis du parti féodal se lamentaient à Berlin quand on leur parlait de sa présence à la cour des Tuileries. Le général

  1. Journal de la Reine. — « N’est-il pas étrange que moi, petite-fille de George III, je danse dans la salle de Waterloo avec l’empereur Napoléon, le neveu du grand ennemi de l’Angleterre et aujourd’hui mon plus intime allié, alors qu’il y a huit ans à peine, il vivait dans ce pays exilé, malheureux ! » — On avait eu la délicate attention de sortir de la salle tous les trophées rappelant nos défaites, jusqu’au portrait de Wellington.
  2. Journal de la Reine. — « On m’a présenté M. de Bismarck ; il est Russe, Kreutz-Zeitung. Je lui ai dit que Paris était beau ; il m’a répondu : encore plus beau que Pétersbourg. »