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et nous en décrive scientifiquement les élémens principaux. Il leur semble impertinent que la loi civile garde un tel silence et nécessaire qu’elle le rompe. Ils veulent faire aux ouvriers leur part, c’est-à-dire leur découper un petit code dans le grand, en façonnant le droit à leur mesure. Mais ces hommes politiques, s’ils sont de bonne foi, rencontrent aussitôt une difficulté presque insoluble. Qu’est-ce que l’ouvrier? M. P. Leroy-Beaulieu demandait judicieusement, dans une séance de l’Académie des Sciences morales, à quels signes on peut aujourd’hui le distinguer des autres hommes. Le fameux Livre des métiers, du prévôt Etienne Boyleau, est fermé depuis bien longtemps : on ne sait plus trop aujourd’hui ce qu’étaient « l’apprentissage et le compagnonnage; » les débris mêmes des anciennes classes ont péri. L’ancien ministre belge Charles Sainctelette était réduit à dire, en 1884, pour justifier sa nouvelle théorie de la « responsabilité : » — « J’entends parler de l’ouvrier, c’est-à-dire de celui qui engage ses services, non de l’entrepreneur qui s’oblige à faire ; de celui qui a cessé d’être son maître et non de celui qui l’est resté; de celui qui travaille chez autrui, dans un milieu créé et dirigé par autrui, non de celui qui travaille chez soi, dans son propre milieu; de l’ouvrier dépendant et non de l’ouvrier indépendant. » Ainsi, réplique M. de Gourcy, le couvreur que j’appelle d’urgence après un orage pour réparer mon toit, n’étant pas « dépendant, » ne serait pas un ouvrier proprement dit et ne devrait pas profiter de la législation nouvelle. Cependant, reprend M. Leroy-Beaulieu, l’employé de bureau ou de commerce, louant aussi sa force de travail et vivant de ses salaires, n’est-il pas encore un ouvrier? l’ingénieur, le chimiste, engagés au mois dans une manufacture, ne sont-ils pas des ouvriers? Le journaliste qui a un contrat, soit à la tâche pour chaque article fourni, soit au temps pour chaque mois, diffère-t-il par quelques traits essentiels de l’ouvrier? « Ouvriers, patrons, » termes surannés et qui manquent de précision : il n’y a plus que des employeurs et des employés. La tisseuse, dans une fabrique, est une ouvrière dans toute la force de l’expression vulgaire; mais la femme qui, à domicile, fait de la couture pour des clientes diverses, et dont la vie, en fait, est encore plus précaire, plus dépendante, cesse-t-elle d’être une ouvrière? Faut-il également retirer ce titre et les avantages qui peuvent en dériver à la brodeuse des Vosges, à la dentelière en chambre, à toutes les femmes qui se louent à la journée? l’éminent directeur des services statistiques du Board of trade, M. Giffen, tient à peu près le même langage à la Société de statistique de Londres. Dans les tableaux qu’il a dressés, en 1886, pour établir la situation des classes ouvrières et leurs progrès depuis un demi-siècle, il n’applique pas seulement cette dénomination générale