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a, sans aucun doute, une portée très générale. Mais, en le généralisant à outrance, on arriverait à supprimer tous les privilèges. Le droit, comme les autres sciences morales, ne consiste pas dans une suite de syllogismes, et le législateur se laisse toucher tantôt par la nature des services rendus, tantôt par la situation précaire de ceux qui les rendent. Donc si, pour n’avoir pas été payés intégralement, les uns, pris en bloc, doivent être simplement appauvris, les autres sont exposés à mourir de faim, il peut préférer légitimement, dans la distribution de l’actif d’un insolvable, ceux-ci à ceux-là. Il doit seulement faire en sorte de ne pas dépasser le but, c’est-à-dire de ne pas rompre sans une nécessité stricte l’égalité naturelle des créances et de ne pas la rompre au-delà de cette nécessité. Or on s’avisa de songer, en 1838, alors que l’industrie française prenait son essor, à tous ceux qui vivent de leur travail manuel, et la grande loi sur les faillites, à laquelle M. Renouard a si glorieusement collaboré, déclara privilégiés, au même rang que les gages des gens de service, les salaires dus aux ouvriers quelconques, employés directement par le failli, pour le mois qui précède la déclaration de faillite, ainsi que les appointemens dus aux commis pour les six mois antérieurs à cette déclaration. Le principe de cette réforme est bon, et l’application m’en paraît sage. D’abord se figure-t-on des ouvriers, auxquels l’épargne est si difficile et qui comptent absolument, pour donner du pain à leur famille, sur tout le salaire mensuel, brusquement réduits à ne toucher qu’un dividende de 10 ou de 5 pour 100? Que veut-on qu’ils fassent, et croit-on, par hasard, qu’ils pourront contracter un emprunt hypothécaire? Ensuite on a gardé la mesure exacte en réduisant au mois la durée du privilège, parce que les longs arriérés ne sont pas en usage dans les rapports du capital et du travail industriel. Si l’on a bien fait en 1838, il semble assez naturel de ne pas confiner une aussi utile disposition dans le code des faillites, mais d’en faire un article de la législation civile. Les ouvriers ont été, je le suppose, employés par un patron non commerçant, qui ne peut pas être mis en faillite : si l’on veut, par une société civile constituée pour l’exploitation d’une mine ; pourquoi seraient-ils exclus du privilège?

On demande encore que les salaires des ouvriers soient déclarés insaisissables. C’est une question très importante, mais qu’on ne peut tenter de résoudre sans se heurter à deux obstacles. Le premier, que j’ai déjà signalé, consiste dans la difficulté de distinguer les ouvriers des autres mortels. Ces favoris de la loi, qui seront-ils? Faudra-t-il aussi soustraire au droit commun, d’après lequel tous les biens d’un débiteur sont le gage de ses créanciers, la « grande ouvrière, »