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des uns, les aspirations particularistes des autres, les révoltes libérales des parlementaires, les passions religieuses des fanatiques, l’athéisme des libertins, et surtout les revendications sociales d’une masse qui trouve le pain trop rare, la gloire trop chère, le caporal trop dur !

Ce n’est pas seulement dans l’atelier qu’on entend saper l’empire, ou mettre en doute sa durée ; c’est dans le bureau du fonctionnaire, dans la chaire du professeur, dans le cabinet du philosophe, — et il y a beaucoup de philosophes en Allemagne. Là, on déduit théoriquement les raisons de la dislocation prochaine ; elles sont spécieuses. La chaudière, dit-on, éclatera faute d’une soupape. Un peuple laborieux ne peut se maintenir longtemps à ce degré de tension administrative et militaire ; s’il ne tourne pas contre l’étranger les armes qui l’écrasent, il les tournera contre lui-même. Comme le service universel en a appris l’usage à chaque mécontent, les bataillons n’auront pas de peine à se reformer contre ceux qui les ont instruits. On ajoute, et non sans quelque orgueil, que lorsqu’une refonte du monde est imminente, l’Allemand est désigné par l’histoire pour y procéder. C’est lui, le barbare qui a balayé la pourriture romaine et renouvelé une première fois les rouages d’une civilisation usée. Quand la conscience chrétienne réclama une réforme de l’église, tandis qu’on l’essayait ailleurs partiellement et sans succès, l’Allemagne la fit radicale et définitive ; des flots de sang coulèrent pour cimenter la foi nouvelle ; ils couleront, s’il le faut, pour la seconde réforme, celle du droit social ; elle trouvera des apôtres dans le pays de Jean Huss et de Luther, on verra surgir des Lassalle et des Marx plus heureux, mieux secondés. Pour ceux qui ont abattu des autels quinze fois séculaires, changé des dogmes et mis la main sur les trésors du Seigneur, ce sera jeu d’enfans de brûler un code, d’exproprier des comptoirs et des banques, de loger la république populaire dans l’édifice impérial, réparé d’abord, puis rendu inhabitable par l’absolutisme prussien.

Voilà ce qu’ils répètent, et personne n’y contredit, parmi ceux-là mêmes qui seront frappés les premiers. Seulement, les uns disent : demain, les autres : après-demain, selon le degré d’optimisme. Les voix d’en bas nous tromperaient-elles ? Écoutons la plus haute, celle de l’homme qui doit connaître son œuvre, puisqu’il l’a faite. Il lutte devant la porte du monument, pour la défendre quelques années encore ; mais il sait que les siennes sont comptées, et qu’après lui nul ne sera de taille pour cette lutte ; il sait qu’il est venu trop tard, dans un siècle ingrat pour les architectes du passé, et que le lourd monument gothique porte sur un sol fouillé par les termites. Comme tant d’autres grands esprits de ce temps-ci, qui ont