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L’immensité fuyante offre, emporte et dévore
Andromède, Orion, d’autres signes encore,
Persée et les Gémeaux, Castor après Algol :
Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol !
Ils montent, étreignant la Mort qui les entraîne
Là-haut, là-haut où germe une lueur sereine ;
Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré,
Ce qu’il nommait le ciel, sous leurs pieds a sombré.


Non ! ne croyez point que, pour écrire ces vers, il ait suffi de parcourir des yeux une carte du ciel, ou, comme on eût fait il n’y a pas longtemps, comme le bon Hugo faisait en ses vieux jours, d’ouvrir un Dictionnaire. Mais plus beaux encore, comme de vrais vers de poète, de tout ce qu’ils suggèrent à l’imagination que de tout ce qu’ils contiennent, il fallait pour les trouver, eux, et cette inspiration intérieure qui fait ici la beauté de l’énumération, que l’émotion de la science se joignit à celle de la poésie, et que la sensibilité s’y échauffât de la chaleur de l’intelligence.

Avons-nous besoin maintenant de « conclure ? » et, pour imiter la précision de M. Sully Prudhomme, calculerons-nous gravement les chances de durée du Bonheur ? Ce qu’au moins nous pouvons dire, c’est qu’indépendamment de la beauté de la conception et de la richesse du détail, le Bonheur contient, dans sa première partie, avec quelques-uns des vers les plus pénétrans de M. Sully Prudhomme, une des plus belles élégies de la langue française : dans la seconde, une tentative nouvelle, dont le prix est d’autant plus grand que le poète en sent lui-même tout le premier, non-seulement la difficulté, mais ce qu’elle semble avoir de contradictoire à la notion même de la poésie ; et dans la troisième, deux ou trois visions auxquelles nous n’en connaissons guère dans toute la poésie contemporaine qui soient supérieures. Est-ce assez pour durer ? Nous l’espérons, pour notre part. Mais, comme à tant de prophètes, s’il devait nous arriver un jour de nous être trompé, il resterait du moins qu’en parlant du Bonheur, nous n’avons pu nous empêcher de proposer la question. Et, en vérité, nous voyons bien paraître un ou deux ouvrages qui nous l’imposent, — tous les douze ou quinze ans.


F. BRUNETIÈRE.