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trouvent pas dépaysés. On ne dit point ici, comme dans Bajazet : « Je connus votre erreur, » mais bien : « C’est ce qui vous trompe, duchesse!.. »

M. Legouvé a pu faire le méchant, il n’a jamais pu l’être : il se hâtait de donner cette excuse aux manquemens de son collaborateur, que « le despotisme, l’impétuosité de son instinct dramatique lui faisaient tout subordonner à l’action théâtrale. » Et c’est l’action théâtrale, enfin, dans Adrienne Lecouvreur, qui nous captive et nous ravit. Maurice de Saxe, entre la princesse et la comédienne, est à peu près comme Bajazet entre Roxane et Atalide. Mais ces héroïnes et ce héros classiques ne connaissaient qu’un jeu de bascule sur place, bientôt fastidieux pour nos regards; les deux amies de Maurice engagent avec lui une espèce de partie de chat coupé, qui est fort divertissante à suivre. Le troisième acte, à lui seul, est un modèle de ce genre d’exercice : on passe, on repasse, on est pris, on s’échappe !.. Et, après ce vaudeville, au cinquième acte, on a le régal d’une agonie, tout comme à la fin d’une tragédie, — mais d’une agonie délicieuse, avec hallucination, récitation de poésies diverses, effusion de larmes et baisers!..

Ai-je énuméré tous les attraits d’Adrienne Lecouvreur? j’espère, au moins, en avoir expliqué le succès. Les habitués de la maison, à cette comédie-drame, s’amusent comme au Députe de Bombignac, et sans remords, que dis-je ! avec sérénité, avec orgueil. Ils se rendent cette justice qu’ils honorent la littérature, comme s’ils écoutaient Iphigénie ou bien Horace. Ils sont aussi contens d’eux-mêmes que s’ils s’ennuyaient, et plus contens de la pièce.

Pour qu’un ouvrage si heureusement conçu et si habilement exécuté fût mis au rebut, il faudrait que la Comédie-Française n’eût pas une actrice à montrer dans le personnage d’Adrienne. Dieu merci! elle n’en est pas là : elle a Mlle Bartet. On sait que Rachel, autrefois, commença par refuser ce rôle, qui est pourtant le rôle des rôles, et donne l’occasion à une seule personne d’emporter à la fois le prix de comédie, le prix de tragédie et même le prix de fable. M. Legouvé explique ce malentendu : « Scribe était un lecteur admirable, » — un peu moins adroit seulement que M. Legouvé : — « il l’avait lu (ce rôle d’Adrienne) avec beaucoup de grâce, d’esprit, de chaleur, mais comme on lit un rôle de jeune première; la grandeur y manquait un peu, on ne sentait pas assez l’héroïne sous la femme. » Dans une seconde lecture, M. Legouvé rétablit le personnage, — Rachel, à son exemple, en fit une héroïne... Mlle Bartet en refait une femme à présent, mais la plus distinguée, la plus gracieuse, la plus touchante, même la plus spirituelle ! J’ai peine à croire que Scribe fût aussi adorable.

Adrienne Lecouvreur ne peut occuper tous les théâtres; et qui sait, d’ailleurs, si, transportée sur une scène moins illustre, elle produirait encore les mêmes effets? Jouée au Vaudeville, par exemple, à la place