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témoins étaient même appelés à garantir l’authenticité des pièces écrites que les parties versaient aux débats.

Je me demande s’il n’y avait pas, en dehors de l’action administrative, une autre manière de constater et de réprimer la fraude. Tout citoyen, à Athènes, avait qualité pour remplir l’office dévolu chez nous au ministère public ; s’il avait connaissance d’un délit, il était libre de le dénoncer et d’en poursuivre le châtiment devant les tribunaux. N’y avait-il pas lieu, pour l’eisphora, de procéder de la sorte ? Un homme faisait aux magistrats une déclaration fausse de ses biens ; son voisin le savait ; celui-ci n’était-il pas autorisé à lui intenter de ce chef une accusation ? Je me hâte de dire que nous n’en avons aucun exemple ; mais la conjecture n’est peut-être pas dépourvue de toute vraisemblance, surtout si l’on songe que les débiteurs de l’état, quand ils exagéraient leur pauvreté, étaient souvent traduits en justice par des particuliers. Il y avait quelque parenté entre ce délit et la fraude en matière fiscale, et il est possible que les dénonciations privées aient été admises dans les deux cas. Le plaignant courait des risques personnels, qui le déterminaient parfois à se substituer un homme de paille. Si son adversaire était acquitté à la majorité des quatre cinquièmes des voix, il payait lui-même une amende, et il subissait une légère diminution de ses droits civiques. Si le demandeur triomphait, la déclaration du défendeur était rectifiée, et celui-ci se voyait infliger une amende dont l’autre touchait une part. Dans ces sortes de procès, le jury avait une tendance irrésistible à condamner l’accusé. La petite bourgeoisie qui dominait dans les tribunaux éprouvait à l’égard des capitalistes l’envie habituelle aux pauvres. Elle était de plus fort soucieuse d’assurer au budget des ressources suffisantes, et cela par intérêt personnel autant que par patriotisme, car c’est sur les fonds du budget qu’était prélevée, sous le nom de triobole, l’indemnité journellement allouée aux jurés. On conçoit dès lors l’irritation de ces esprits étroits et vulgaires contre quiconque essayait, par des déclarations volontairement erronées, de diminuer la substance même qui alimentait le trésor. C’était là, à leurs yeux, un larcin dont la société tout entière et dont chacun souffrait, et il était, dans l’espèce, d’autant plus grave qu’il portait sur l’impôt spécialement consacré à la défense du pays. Il y avait à Athènes cette opinion courante que, lorsque l’état se trouvait à court d’argent, il était excusable de s’approprier, fût-ce par des confiscations iniques, les biens des particuliers[1]. On devine par suite quels étaient les sentimens du jury envers tout citoyen soupçonné d’avoir voulu

  1. Lysias, Contre Nicomaque, 22.